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La seizieme nuit

 » Et la terre des affamés
 Rampe vers cette vivante « 

René Char, Les Matinaux

— Bonjour, je suis la diététicienne du service. Nous allons faire le point ensemble sur votre régime alimentaire.

Est-ce qu’elle m’écoute cette dame ? J’ai l’impression de parler dans le vide. C’est vrai que ça fait la douzième fois, ce matin, que je sors mon baratin. Il faudrait que je trouve une attaque différente. De toutes façons, à cet âge-là, essayer de les faire maigrir, c’est pas de la tarte. Elle doit sentir que je manque de conviction.

— Est-ce que votre poids a évolué depuis la dernière fois ? Nous nous sommes vues il y a deux mois, à la consultation cardio-vasculaire. Vous faisiez quatre-vingt-douze kilos. Vous voulez bien monter sur la balance ? Non, restez habillée. Enlevez seulement vos chaussures. Je vais vous aider, donnez-moi le bras.

Elle me met mal à l’aise, cette vieille dame. Elle ne dit pas un mot. Elle semble être ailleurs. Alzheimer en plus de son diabète et de ses problèmes cardiaques ?

— Voyons, ça fait quatre-vingt-douze kilos cinq cents. Bon, vous êtes habillée. Disons que votre poids n’a pas bougé. Il faudrait perdre un peu, quand même !

Elle ne dit toujours pas un mot. Elle ne me regarde pas.

— Il faudrait que nous revoyons les équivalences alimentaires. C’est toujours vous qui faites la cuisine chez vous ?

Elle hoche la tête. C’est déjà ça.

— Vous pesez vos aliments ? Vous avez une balance chez vous ? Bon, par exemple, les pommes de terre, le midi, vous en mangez combien ?

C’était la nuit. La seizième nuit. Une nuit de pénombre atténuée de quelques lueurs venues du réverbère qui éclairaient un peu l’intérieur de l’appartement. On distinguait seulement le volume des pièces ; des murs d’un gris obscur faisant contraste avec des coins d’ombre noire.

Elle était pieds nus. Sans allumer, elle s’était levée. Là-bas aussi elle pouvait se diriger la nuit, presque les yeux fermés, pour ne pas se réveiller vraiment, pour pouvoir se rendormir plus vite. Arrivée dans la cuisine, elle n’alluma pas. L’ampoule de la lampe à suspension, au dessus de la table, était cependant visible grâce à un rayon de lumière pâle venu de la fenêtre, au fond. La jeune fille se tourna, inquiète, vers cette fenêtre sans rideaux, sans volets.

Elle se baissa près de l’évier et, en tâtonnant, elle trouva le sac de toile grossière, le sac que grand-mère avait réussi à traîner jusqu’au premier étage, le soir de son arrivée. Il était maintenant presque vide. Elle l’ouvrit, renifla pour sentir l’odeur et prit trois grosses pommes de terre de sa main droite écartelée. Puis, de sa main gauche, une main maigre et nerveuse, elle fourragea dans le fond du sac et agrippa encore quatre petites pommes de terre qui roulaient entre ses doigts mais qu’elle ne lâcha pas. Elle les jeta sur la table, les retenant seulement avec son bras plié pour qu’elle ne tombent pas par terre. Dans le placard, elle attrapa la plus grosse des gamelles et y flanqua les sept patates, sans les laver. Elle trouva par tâtonnement le robinet de l’évier, plaça la grosse casserole dessous, ouvrit le robinet et dirigea le brise-jet pour la remplir. De petits blocs de terre se détachèrent des pommes de terre et commencèrent à se dissoudre ; l’eau devint moins claire. Il faisait trop sombre pour qu’elle s’en rende compte.

Elle se déplaça d’un pas vers la droite et tourna le bouton du réchaud à gaz. La boite d’allumettes était bien là, posée sur la tablette. Elle fit craquer une allumette. Un lueur bleutée éclaira le mur de gauche et fit vaguement briller la toile cirée de la table. Elle transporta la casserole en la tenant des deux mains. C’était lourd, son corps frêle se plia en deux mais elle tint bon. L’eau déborda un peu quand elle la posa brutalement sur le feu.

Tout cela ne l’avait qu’à moitié réveillée. Elle se laissa tomber sur une chaise, les jambes tordues sur le côté, les bras repliés sur la toile cirée. Sa tête fléchit, elle la posa dans ses bras, sur la table et elle s’enfonça un peu plus dans ce demi-sommeil. Cependant, elle ne dormait pas. Sa vigilance était entière. Il y avait la fenêtre, sans rideaux, sans volets, derrière elle. Il y avait le petit sifflement du réchaud, allumé sur sa gauche. Il y avait la porte, devant elle, qu’elle avait laissée entrouverte en entrant. Et même, il y avait les deux portes du placard jaune, sur le mur, à sa droite. Elle était épuisée, elle somnolait, mais elle surveillait précisément chacune des issues, chacun des bruits, le gaz allumé, un craquement du parquet dans la salle à manger, à côté — le chat peut-être ; elle surveillait même les odeurs, celle de l’eau de la casserole qui commençait à chauffer, l’odeur de bois ciré qui régnait dans tout l’appartement, rassurante odeur d’enfance, inquiétante par le calme angoissant qu’elle procurait.

Au bout d’un moment, elle entendit le bouillonnement de l’eau et, toujours sans vraiment se réveiller, elle lança le bras gauche vers le bouton du réchaud pour baisser le gaz. Elle avait l’habitude, c’était la seizième nuit.

Et puis, trente-cinq minutes s’écoulèrent pendant lesquelles elle perdit presque le fil de ce qui se passait. Les patates étaient trop cuites à présent. Là-bas, elle n’aurait pas attendu si longtemps. Elle se releva, jeta un regard circulaire dans la pièce et, davantage réveillée cette fois, elle s’approcha du feu, éteignit le gaz. Dans le placard jaune, elle chercha la bougie qu’elle avait déjà utilisée la nuit dernière et les précédentes. Elle posa la soucoupe et la bougie sur la table, reprit la boite d’allumettes. La bougie mit du temps à s’allumer et ses mains tremblaient pendant que l’allumette noircie se tordait entre ses doigts. Elle versa l’eau bouillante dans l’évier sans faire attention aux éclaboussures qui atteignaient son pyjama. Puis, sans se soucier de leur chaleur, elle prit à pleine main les pommes de terre et les laissa tomber sur la table. Les plus grosses se fendirent ; l’une d’elles explosa littéralement dans son sac de peau et la chair grumeleuse s’étala sur la toile cirée. C’est celle-là qu’elle se mit à manger la première. Elle se jeta dessus, penchant le visage vers la table et prenant la pomme de terre chaude des deux mains. La pulpe s’écrasait contre ses dents, s’effritait contre ses lèvres. Les lambeaux brûlants de peau auxquels s’attachaient encore la chair jaune, fumante, tressautaient d’une main à l’autre. Rien ne tombait sur la table : elle rattrapait les petits morceaux qui sautaient sur le côté, de la langue, des lèvres, des doigts joints. Quand il ne resta plus rien, elle râpa des dents l’intérieur de la pelure. Elle ne laissa pas un débris, avalant même une partie de la peau. A la fin, elle roula en une petite boule la pelure très fine qui restait et la fit disparaître dans la poche de poitrine de son pyjama, avant de s’attaquer à la seconde pomme de terre. Elle faisait vite. Chaque pomme de terre à son tour dansa, d’une main à l’autre. A la fin, elle croqua les plus petites sans les éplucher, peau comprise. Sa bouche était grande ouverte pour laisser entrer un peu d’air afin de refroidir la fournaise engouffrée dans son gosier. Elle était effrayante. Elle était effrayée.

Quand tout fut mangé, elle souffla la bougie qu’elle laissa là sur la table, tourna plusieurs fois la tête dans la pièce, aux aguets. Elle vira sur elle même et dans le déséquilibre du mouvement, se pencha vers la porte de la cuisine qu’elle agrippa, franchit le seuil de la salle à manger, et, à petits pas rapides, traversa la pièce sombre, sans faire un bruit. Elle parvint au petit couloir qui menait à sa chambre et marqua un temps d’arrêt en voyant le rai de lumière, sous la porte de la chambre de sa grand-mère. Elle se gratta fortement la tête, puis repartit presque aussitôt vers sa chambre, tout à côté, referma la porte doucement et se jeta dans son lit. Le sommeil la prit tout de suite.

Un quart d’heure plus tard, elle criait. Elle était assise dans son lit et elle criait. Puis des larmes sortirent et son cri se fit sanglots. La lumière du couloir s’alluma et la grand-mère poussa la porte. Sans allumer davantage, elle vint s’asseoir sur le lit. Elle tira vers elle la tête de la jeune fille, mais celle-ci résistait. Elle hoquetait. La voix douce de la grand-mère diminua un peu sa tension et ses pleurs se firent moins forts.

— Je suis là. Tout va aller bien, je suis là.

La jeune fille se détendit un peu et laissa aller sa tête dans le giron de la grand-mère.

— Oh mamie, mamie, mamie…

Elle ne pouvait dire autre chose. Elle ne pouvait pas raconter. Elle ne pouvait dire les images qui étaient revenues et qui revenaient encore à présent, à toute vitesse, comme un film en accéléré qui tournerait en boucle, sans vouloir s’arrêter. C’était d’abord l’anniversaire, le repas de toute la famille dans la salle à manger. Il y avait ses deux petits frères qui se chamaillaient de façon mécanique à sa droite, en emmêlant leurs bras. A sa gauche, il y avait maman dont le sourire était figé et son père en face. C’était l’anniversaire de ses quinze ans. Il y avait un gâteau, pas bien gros, fabrication maison, une recette sans œufs et sans sucre dénichée par sa mère, aussi fade que les matzoth de la Pâque. Elle soufflait les bougies et voulait regarder son père qui s’apprêtait à lui dire quelque chose. Son regard allait accrocher le sien, mais on frappait à la porte et son père tournait la tête, mécaniquement et leurs regards ne parvenaient pas à se croiser. C’était elle qui se levait. Elle ouvrait la porte et elle se retrouvait immédiatement là-bas : il n’y avait plus de cage d’escalier, le sol poussiéreux de là-bas touchait directement le seuil de l’appartement. Elle le franchissait, comme aspirée et elle était là-bas. Elle fermait vite les yeux pour retrouver au plus vite le repas d’anniversaire et elle y parvenait. Il y avait ses deux petits frères qui se chamaillaient de façon mécanique à sa droite. A sa gauche, il y avait maman et son père en face, dont elle voulait croiser le regard. Et cela s’accélérait. On frappait une nouvelle fois à la porte…

Sa grand-mère la secouait doucement. Petit à petit, les images du cauchemar se disloquèrent. Elle entendit que la grand-mère pleurait aussi, faiblement, tout en lui caressant la tête. Peu à peu les pleurs de la jeune fille s’apaisèrent et elles furent à l’unisson. Elle se rappela où elle était, dans l’appartement, où seule mamie vivait, désormais. Il lui fallut encore une dizaine de minutes avant de s’allonger à nouveau et de se rendormir.

Au matin, le seizième matin depuis l’hôtel Lutétia, elle se réveilla dans des draps humides. Elle souleva le drap et vit du sang. Cela ne lui fit pas peur, elle en avait vu beaucoup. Elle trouvait seulement étrange de devoir mourir maintenant, dans l’appartement familial retrouvé après tout cela. Elle n’avait pourtant pas l’impression d’être plus faible que les jours précédents. Puis elle sentit et elle reconnut cette douleur diffuse, cette lourdeur dans le bas ventre. Elle comprit que ses règles étaient revenues. Les premières depuis deux longues années.

Elle vient de franchir le portail de l’hôpital, un portail de pierre à la voûte arrondie, orné d’une banderole lumineuse clignotante  » Bonne année 2000  » à laquelle elle ne porte pas attention. Elle marche lentement, avec un peu de difficulté, un mouvement vers le haut de la hanche droite qui ralentit son allure. La vieille dame franchit la grille sous l’œil indifférent d’un gardien à casquette, installé dans une cage de verre. Elle se dirige vers l’arrêt de bus. Le trottoir est envahi de pommes de pin tombée d’un grand arbre situé dans le parc de l’hôpital. Elle doit faire attention à ne pas tomber. Devant une porte cochère, à deux pas de l’abribus, un conteneur de poubelles déborde. Le couvercle ne peut fermer à cause d’un sac posé en porte à faux sur le rebord, un sac poubelle gris éventré : il vomit une sorte de bouillie de tomates moisies et de morceaux de pain imbibé de cette pourriture.

La vieille dame a le réflexe d’aller vers la poubelle, mais elle ne le fait pas ; elle s’assoit sur le banc et elle attend son bus. Son regard n’a pas quitté le sac poubelle. On n’aurait pas laissé cela se perdre, là bas.

Dominique Natanson,

nouvelle tirée de Dernières nouvelles de l’absence, © 2001