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Les poèmes de Serge Smulevic

Sommaire

Trois amis

Trois hommes se serraient
Trois têtes se vidaient
Trois faces verdissaient
Sur quatre-vingts centimètres
De paillasse et de sang
Du sang bien rouge s’écoulant

Un Français teint très blanc
Un Russe aux belles dents
Un Polonais râlant
Sur quatre-vingts centimètres
De paillasse et de sang
Du sang bien rouge s’écoulant

Paris, Kiev, Cracovie,
Trois villes, trois patries
Trois hommes, trois amis
Mouraient doucement en rêvant
D’amour et de pain blanc
De vie et de bon temps

Ma ville si jolie
Cracovie, Craco… vie
Adieu mon beau pays
Et l’un des rêves fut fini
Adieu l’amour et le pain blanc
Adieu la vie et le bon temps
Ma ville si jolie
Adieu Kiev, adieu Ki…
Un autre rêve fut fini
Adieu l’amour et le bon temps
Ma ville si jolie
Paris… mon beau Paris
Un dernier rêve fut fini

Un Français, un Russe, un Polonais
Trois hommes, trois amis
Sur quatre-vingts centimètres
De paillasse et de sang
Laissant là leur pain blanc
La vie et le bon temps
Etaient morts en rêvant
De Paris, Kiev et Cracovie
Leurs villes si jolies…

Serge Smulevic,
24 décembre 1945
« Arbeit macht frei »

« Arbeit macht frei »
« Le travail rend libre »
et de la vie nous délivre…

Traduction libre
de Serge Smulevic
169922 Auschwitz
route de Buna
(voie sans issue)
Serge Smulevic,
24 décembre 1945
« Arbeit macht frei »

« Arbeit macht frei »
« Le travail rend libre »
et de la vie nous délivre…

Les petites croix…

Avant-hier j’ai porté une étoile.
Sur une France douloureuse
il y avait comme un voile
vert-de-gris, couleur affreuse

Dans toute la France
mille et mille souffrances
pendant cinq longues années
pleines de croix gammées

Aujourd’hui je ne porte plus d’étoile
mais à l’horizon se tisse un nouveau voile
Les croix vilipendées
reviennent réhabilitées

La France a porté sa croix
par la croix gammée
toute étranglée
elle avait perdu sa foi

Aujourd’hui, écoutez donc cette voix
qui ose dire « laissez venir à moi
les brebis égarées
et les petites croix gammées »

Demandez-leur à Oradour
ce qu’ils pensent de ce retour
Eux qui ont eu la sagesse
d’interdire les plaques S.S.

C’était hier, sans aucun voile
sur une longue voix ferrée
suivant la voie lactée
des trains, très lourds
remplis d’étoiles,
la nuit, comme au grand jour
les menaient droit au four

Aujourd’hui, je ne porte plus l’étoile
mais les nostalgiques tissent leur toile
sur les cheminées de certains
Hitler va remplacer Pétain

Hitler sur les cheminées
c’est de bon aloi
Hitler, nous revoilà
ce n’était que de la fumée…

un détail,
ce n’était que du bétail…

Juste retour des choses
pour une France en pleine ménopause

France, hier humiliée
aujourd’hui ressuscitée
Tu es toujours si belle
alors jette ces croix gammées
tout au fond des poubelles.

Serge Smulevic
Trous de mémoire

Dreyfus
Drancy

Vichy
Vél’d’hiv

Pétain
Papon

Maréchal
Milice

Bousquet
Barbie
Barbarie

Beaune-la-Rolande
Pithiviers

et AUSCH… VICHY

Pour toutes ces trahisons
pertes de mémoire
en très peu de temps…

Serge Smulevic
Savez-vous ?

Savez-vous ?
Non vous ne savez pas.
Vous ne pouvez pas savoir
Alors, essayez d’imaginer
L’espace d’un instant
Une centaine d’êtres humains
Dans un wagon pour bestiaux
Femmes, hommes, enfants et vieillards
Entassés dans ce corbillard
Enchevêtrés et gémissants
Se pissant dessus
Et chiant par-dessus
Pendant trois jours
Et trois longues nuits…

Serge Smulevic

Quand je raconte Auschwitz…

Quand je raconte Auschwitz,
Je raconte ce que j’ai vu
Parce que j’y ai vécu.
Jamais je ne raconte ce que l’on me raconte.
Exagérer ce que l’on a vécu,
C’est travestir la vérité, c’est trahir
La déportation.

Au début, il y a eu Dieu.
Peut-être.
Après, il y a eu Auschwitz.
Avec certitude.
Après, il y aura après nous.
Quoi ?

Serge Smulevic
L’après-mort

T’ai-je déjà raconté, petite sœur, quelle est la différence entre mourir dans la vie normale et mourir dans un camp de concentration ?

Dans la vie normale, tu as droit à un cercueil et on prend le temps de te pleurer.
Dans un camp, tu n’as pas droit à un cercueil, et on n’a pas le temps de pleurer.

Dans un camp, tu te réveilles un matin, et tu trouves ton meilleur ami, mort, là, à côté de toi, le regard vide et hagard comme le tien. Et aussi sec que le tien. Rien pour pleurer.
Et on transporte un paquet d’os au four crématoire.
Ça m’est arrivé. Avec mon meilleur ami Momo Feinstein.

C’est aussi arrivé à un autre de mes amis, Fernand Rappaport.
Qui a trouvé un matin son père mort, là, à côté de lui.
Pas le temps non plus de pleurer son père.
Deux minutes plus tard l’un était sur la place d’appel, l’autre dans le four crématoire.
Pas de répit pour les vivants.
Ni pour les morts.

T’ai-je raconté cela, petite sœur ? Non.
Et pourtant ce n’est qu’une toute petite histoire banale de tous les jours, parmi cent mille autres histoires tout aussi banales de notre déportation, et que je ne vous ai jamais racontées.
Parce qu’on ne m’a jamais rien demandé.
Parce que ça n’intéressait personne.

Deux bonnes raisons de se taire.

On raconte de telles choses au Musée d’Auschwitz ?

Serge Smulevic
– 31 juillet 1999
Partir à Pitchipoï…

Je me souviens qu’à Drancy, lorsqu’un convoi se formait, les naïfs posaient la question : « Et où ils vont partir, tous ceux-là ? » Et on leur répondait : « à Pitchipoï»…
« Pitchipoï », c’est du yiddish, et ça ne veut strictement rien dire, mais dans nos bouches ce mot avait pris la signification d’un pays très lointain, d’une contrée inconnue, soit néfaste, ou peut-être miraculeuse pour certains..
Mais quand les déportés arrivaient dans un camp, à Auschwitz, ou ailleurs, immédiatement ils comprenaient qu’ils étaient arrivés dans ce fameux «Pitchipoï».

Mais ce n’était pas encore le bon « Pitchipoï », ce n’est que quand les cendres de leurs corps s’engouffraient dans les cheminées des fours crématoires et tourbillonnaient dans le ciel qu’ils partaient vraiment à « Pitchipoï »…

De là l’expression « partir pour Pitchipoï », née à Drancy et que certains, dans leur naïveté ou les familles, entourées de tous leurs enfants, dans leur immense espoir, prenaient peut-être encore pour l’extraordinaire pays du Magicien d’Oz….

Serge Smulevic
Pèlerinage à Auschwitz..

Si je devais mourir pendant mon sommeil, c’est que je serais mort à Auschwitz.
Bien sûr, que j’en rêve souvent. Que je suis à nouveau à Auschwitz.
Et pendant ce rêve, il y en a un deuxième qui se superpose, qui s’y incruste et qui me fait me demander comment il a été possible que je sois à nouveau dans ce maudit camp, après en être sorti, en avoir été libéré, avoir vécu en homme libre, marié, vécu toute une vie et m’être fait reprendre !

Et je me réveille en sursaut, étourdi un moment par ce cauchemar, et, reprenant mes esprits, je me rends compte qu’après chacun de ces rêves, j’en sors de plus en plus angoissé, de plus en plus accablé.

Donc, si je ne devais ne plus me réveiller un jour, c’est que je serais mort pendant la nuit à Auschwitz. C’est certain.
Pèlerinage maudit ! Moi qui n’ai jamais voulu retourner là-bas, mes rêves m’y ramènent de force.
Et dire qu’il y en a qui paient pour retourner là-bas, qui se font du mal pour revoir les lieux où ils ont souffert, qui souffrent qui pleurent….
Ils appellent cela « pèlerinage »….
Qu’ils laissent donc cela à tous ceux qui ne savaient pas, ou qui n’y croyaient pas.
Moi, je paierais bien pour ne pas y retourner, même dans un rêve.
Maudit pèlerinage auquel mes rêves me ramènent de force.

Peut-être que je devrais changer de nom pour qu’on ne me retrouve plus ?
Comme d’autres l’ont fait. C’est ça, je vais changer de nom, comme Jabotinsky qui est devenu Jabelot, Dreyfus qui est maintenant Tréfousse, Honigbaum qui est Hauboin, Goldstein qui est Pierred’or.
Comment voulez-vous qu’on les retrouve avec des noms pareils ?
Même dans un rêve ?
Donc, je vais changer de nom.
Oui… mais il y a le zizi.
Sacré zizi.
Il va falloir que j’en parle à Pierre Perret, lui il s’y connaît en zizis. Il va sûrement trouver une solution.
Il connaît toutes les catégories de zizis au monde.
Si Pierre Perret et ses zizis avaient vécu au temps des nazis, les nazis n’auraient pas vérifié les zizis.
Ils auraient vérifié autre chose. Trop tard maintenant.

Nous n’irons plus au bois… les zizis sont coupés !

Serge Smulevic
– 5 mai 1999
La Mémoire et l’Oubli

La Mémoire et l’Oubli cohabitent.
Forcément.
Et toutes le cohabitations ont une fin.
Forcément.
La qualité de la Mémoire dépend de la façon dont elle aura été transmise.
Comment réagiront les récipiendaires de la Mémoire, dans cent ans ou plus ?
A part quelques monuments, quelques cérémonies discrètes ou quelques vestiges dans des musées, que restera-t-il de la Mémoire ? Celle d’aujourd’hui ?
Aller à des cérémonies ? Corvées…
Aller dans des musées ? Les gens ont toujours préféré aller voir des choses gaies plutôt que des choses tristes.
Le Temps, maître des évènements, maître des souvenirs, diluera fatalement l’esprit de la Mémoire.
La Mémoire que nous connaissons.
Celle que nous voudrions transmettre.
Celle qui sera contestée.
Parce que nous ne serons plus là.
Parce que cette Mémoire ne sera plus que celle d’une Mémoire tombée dans les oubliettes de l’Histoire.

Serge Smulevic
Difficile…

Le 16 décembre 1943 à Drancy
950 déportés ont fait leur lit
par terre… sur leurs habits.
Et se sont simplement endormis.

Le lendemain matin,
se tenant tous par la main
marchant en titubant
comme des pantins
ils sont partis vers leur destin.

Une dernière fois,
tout remplis d’effroi
ils ont traversé Paris
et sont arrivés en gare de Bobigny.

On les a alignés et comptés
Dans les wagons à bestiaux, entassés
Le chef de gare a sifflé
Le train s’est mis à rouler.
Ils se sont mis à sangloter.

Trois jours de cris
Trois jours de folie
Trois jours d’agonie

Fin du voyage.
L’éternité pour les uns
Un peu de vie pour les autres.

Ceux-là ne pourront pas finir leur histoire
pour vous dire ce qu’ils avaient encore en mémoire

Difficile de retourner
d’Auschwitz à Drancy
On risque de rencontrer
tous ses amis à Bobigny…

Serge Smulevic, 1996
Acrobate d’un soir

Je n’ai plus froid ce soir, quel bonheur.
Dans ce four, quelle merveilleuse chaleur.
J’aimerais bien y rester toujours
Ne plus claquer des dents tous les jours.

Impossible, me dit le grand Magicien,
Ici de toi, il ne restera plus rien.
Mais… si tu veux
sous mille feux
tu seras un grand artiste
Acrobate contorsionniste
Ne pose pas de question
Et tu pourras faire une exhibition.

Il avait tout à fait raison
car, comme un accordéon
mon corps tout ondulant
j’ai dansé en me contorsionnant
Tous les feux, sur moi, braqués
pendant que je valsais, embrasé
mon corps tout disloqué

De moi… presque plus rien
Juste quelques cendres
en cette froide nuit de décembre.
Mais… ça ne fait rien
Je n’étais déjà plus rien.

Serge Smulevic, 1997
Histoire de trains

Demain matin
j’irai dans cette gare
fumer un bon cigare
… et voir passer les trains

Moi, je ne prends plus le train,
un train, c’est très malin.
Ça peut partir très loin
ne plus te ramener demain…

Alors… dare-dare
je sors de cette gare.
Je veux revoir demain
et ne plus voir de train.

Serge Smulevic, 1996
La balle

Vieux Juif, dos voûté
tout recroquevillé
avec une balle dans le dos
il a encore bon dos

Serge Smulevic

La salle

Petit bébé
à peine né
encore allaité
pour ton petit dos
une grosse balle
ne ferait pas mouche
Viens dans cette belle salle
prendre une bonne douche
… et faire un gros dodo

Serge Smulevic

Le Bocal

pour le Dr Mengele

Viens vite petite mémère
avec tes beaux jumeaux
viens dans mon bureau
regarde cette étagère
c’est dans ces bocaux
qu’on mettra tes jumeaux

Serge Smulevic
Ce que j’ai encore à vous dire

J’avais seize ans
et j’étais insouciant.
Des études très belles
et des amours éternelles

J’ai eu dix-huit ans
un avenir flamboyant
Des zazous plein les avenues…
Zazou.. zazou.. tiens voilà les Allemands !
Ach… Ach… disaient-ils en rigolant
Cache ! Cache ! hurlaient mes parents.

C’ est la guerre
C’est la misère
C’est l’aventure
C’est la capture
C’est Drancy
C’est fini !

J’ai eu vingt-deux ans
J’ai perdu mes amis
J’ai perdu la belle vie.

Je suis revenu après deux ans
J’avais cinquante ans
à vingt-quatre ans.

A vingt-sept ans

J’ai recommencé une nouvelle vie
Et repris mes vieilles manies
Avec un nouvel amour
Cette fois pour toujours

J’ai raconté à mes deux filles
le triste sort de ma famille
Sans oublier ma pauvre vie
Pendant ces deux années
Que les nazis m’avaient volées

Pendant plus de quarante ans
Je n’ai plus rien dit
Non,ce n’était pas un oubli
Mais je ne peux plus rester indifférent
A ce qui nous vient aujourd’hui

Aujourd’hui

c’est la renaissance
du racisme
c’est l’espérance
du fascisme

Ils sont de retour, à nouveau
Tous ces anciens fléaux !

Aujourd’hui

J’ ai soixante-quinze ans
La colère me retourne les sangs
Aujourd’hui je dois m’exprimer
sans rien vous épargner
J’ai peur que toutes nos souffrances
soient bientôt oubliées
grâce à ce long silence
qu’on vous a si bien inculqué.

Serge Smulevic
20 avril 1996
Souvenirs, souvenirs…

Hier, à Berlin, avec le sourire,
on vendait des morceaux du mur
barrière d’un temps très dur.

Aujourd’hui, à Paris…
les p’tites croix gammées
de leurs caches délivrées
et les bustes du grand Hitler
à l’abri de tous les hivers
n’auront plus le moindre des soucis

Demain peut-être…
ce qui reste de vos ancêtres
cheveux, lunettes et poupées
objets de très grande curiosité
à la foire aux enchères
vaudront encore plus cher.

Serge Smulevic
paru dans Regards, 15 avril 1997

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