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Auschwitz n’est pas à Auschwitz

à Serge Smulevic, matricule 169922

     Je n’avais jamais fait ce voyage, jamais voulu le faire, persuadé qu’Auschwitz n’était pas à Auschwitz. Auschwitz n’est pas dans les bâtiments, pas dans les barbelés, pas dans un musée. Il a fallu cette proposition de France 5 et du Café Pédagogique pour que je m’y décide. Je ne m’attends à rien. Dans l’avion, je suis étonnamment froid. J’explique aux élèves que j’emmène là-bas que l’émotion qu’on y ressent ne peut être que celle qu’on amène avec soi. Je leur ai demandé de lire quelque chose avant de venir, et dans l’avion encore.
      Raphaël, un ancien déporté prend la parole, grâce au micro de l’hôtesse de l’air, et présente le programme de ce « voyage organisé ». Une gerbe sera déposée au pied du mur du Block 11, là où avaient lieu les exécutions par fusillade. Bien sûr, une gerbe. Des fleurs. Comme aux monuments aux morts. Cela m’irrite un peu. Je suis plutôt du genre « le jour du 14 juillet – je reste dans mon lit douillet » (Brassens).
     Et puis, il évoque le programme de l’après-midi : les cars, l’organisation, Birkenau. Et puis, il dit l’étang. Nous irons jusqu’à l’étang. Les cendres des crématoires y furent déversées. Et voilà je suis pris. Une courte suffocation. Les larmes qui montent. Le visage de Miryam qui me cogne au visage, dans l’espace restreint de l’avion. Le visage de ma petite tante de treize ans, qui toujours aura treize ans, l’âge de mourir dans une chambre à gaz de Birkenau. Juste une suffocation, car que faire de cette émotion dans un avion où on nous a annoncé une collation après le discours du secrétaire de l’Amicale d’Auschwitz ?

     Auschwitz n’est pas à Oświęcim. Le car a parcouru la soixantaine de kilomètres qui séparent l’aéroport de Cracovie du camp. Il pleut. Une pluie filante qui trace des lignes obliques sur les vitres du car, pas des larmes, non, de la froidure. Une froideur qui m’envahit, comme une indifférence. Tu cherches à te protéger, a dit Hélène, avant le départ.
Les trois anciens déportés qui nous accompagnent se présentent rapidement, maladroitement. Ils nous disent les conditions de leur arrestation, de leur libération. mais ils ne disent presque rien de leur séjour à Auschwitz : le lieu — Auschwitz I pour l’un, Blechammer pour l’autre, Birkenau pour la troisième — les dates et puis ils glissent un ou deux « Vous ne pouvez pas savoir » dans leur trop court récit. Par les vitres, j’observe les transformations d’une Pologne qui va adhérer à l’Union Européenne dans quelques semaines : panneaux publicitaires, enseignes rutilantes, chantiers de construction, autoroute de Silésie avec ces panneaux normalisés qui annoncent la prochaine sortie : Oświęcim.
      La ville enserre à présent le Stammlager qui n’est plus un Stammlager — et c’est heureux ! — mais un musée. Il y a un grand parking pour les cars. Les cent quatre-vingt participants de notre voyage descendent des quatre cars et vont vers l’entrée. D’autres aussi qui pénètrent dans un bâtiment de brique et ressortent sous la pluie froide, ferment leurs manteaux, ouvrent des parapluies. Je suis mes élèves et je photographie. Je photographie beaucoup, pour avoir quelque chose à faire en ce lieu. Que faut-il photographier ? Mes élèves qui entrent dans le camp. Mes élèves, de dos, qui passent sous la barrière : « Arbeit Macht Frei ». Des groupes passent et repassent sous la célèbre porte. On entre et on sort comme dans un moulin, ici ?
     Je m’écarte, je recadre, j’élimine du camp les hommes et les femmes qui sont venus le visiter. Ce camp est-il davantage Auschwitz si je le photographie vide de toute présence humaine ? Je fais donc la photographie rituelle de la double rangée de barbelés. Je m’observe attendant dans la file d’attente de la demi-douzaine de membres de notre groupe qui vont tous faire la même photo, cadrant bien la pancarte allemande, zébrée d’un éclair rouge délavé, qui prévient contre le danger d’un courant qui ne circule plus dans les barbelés jadis électrifiés. Auschwitz n’est pas dans ses barbelés.
     Je photographie les blocks, à contre-jour, pour qu’ils ne soient plus ces maisons de briques propres, qu’ils représentent comme une masse noire qui pourrait m’écraser le temps d’un déclic, le temps d’un flash inutile lancé contre le ciel. La pluie commence à se transformer en neige. 
      La guide polonaise nous montre le chemin, nous explique. Ses informations sont sûres et dites sans pathos. Trois anciens déportés nous accompagnent et prennent la parole parfois, pour ajouter un mot. On sent qu’ils ont déjà raconté souvent ces anecdotes de la vie du camp. C’est particulièrement vrai pour Raphaël, le secrétaire de l’Amicale d’Auschwitz qui trahit cette répétition par des « Je dis toujours… ».
     Nous entrons dans l’un des blocks de brique rouge. Il s’agit d’un musée vieillot aux vitrines poussiéreuses. Elles contiennent des documents froids et terribles : des tickets pour Auschwitz imprimés en langue grecque, que les nazis faisaient payer aux déportés de Salonique, des bons de commande du gaz Zyklon…

     Viennent les vitrines de l’horreur : les masses de cheveux de femmes, les amas de chaussures, les tas de valises portant encore les noms de leur propriétaires. Ce sont des restes de ce fameux « Canada », ces réserves des nazis en guerre prélevés sur les déportés, sur leurs corps, sur leurs bagages. Dominique Borne, doyen de l’inspection générale, marque son irritation : « On ne fait pas de l’histoire avec de l’émotion mais avec de la rationalité »1. J’engage le débat : même si j’approuve sa position pour l’essentiel — il faut construire une démarche rationnelle, historique, « historiciser la Shoah » comme le dit Georges Bensoussan, car c’est le principal moyen de comprendre l’histoire pour maîtriser l’avenir — je souhaite dire aussi les limites de la démarche historique qui ne peut pas totalement comprendre ce qui s’est passé. Dominique Borne affiche un mépris pour l’émotion dans un moment où je la recherche moi-même, assez vainement. J’ai envie de lui demander ce qu’il faudrait faire de cette émotion après laquelle je cours depuis que je suis entré dans ce bâtiment.
     J’ai photographié ces vitrines. Je sens combien ces photos sont dérisoires. Je m’écarte un peu du groupe. Je vais vers la fenêtre. Dehors la neige tombe en rafales. A travers la buée des carreaux, je photographie les bâtiments. Peut-être la vérité de ce lieu est-elle dans le flou des sentiments ? Ma froideur se transforme en un poids que je traîne en moi. Nous sortons et marchons sous la neige qui commence à tenir au sol pourtant détrempé. Ce poids en moi comme un galet dans le cœur, est-ce de l’émotion ? Je suis déçu, et la froideur se transforme en un vague désespoir : pourquoi suis-je venu ici ? Pourquoi faut-il que je plonge encore une fois dans l’horreur ordinaire de ce que les hommes sont capables de faire aux autres hommes ?
     Auschwitz n’est pas dans ce musée.

     Nous ressortons du camp. Gagner les cars pour nous réchauffer un peu. Pour manger sans que le geste soit profanateur. Nous passons près du lieu de pendaison ; la potence semble neuve. Comment font-ils pour empêcher ce bois de pourrir ? Remettent-ils une couche de vernis tous les ans, comme on fait aux volets des résidences de vacances, en bord de la mer ? Ou bien ont-ils changé la poutre ? Plusieurs fois déjà ?
     Le sandwich est vite avalé dans le car. J’avais craint de devoir le sortir dans le camp lui-même. Nous partons pour trois kilomètres de routes étroites. Autour de Birkenau, l’espace est plus vaste. La ville enserre moins le camp, qui paraît immense.
     Je me fais photographier avec mes élèves devant le porche, les jambes bien campées, entre les rails. Mon appareil photo, bloqué par le froid et l’humidité, rend l’âme et me libère. La panne me restitue des yeux véritables pour embrasser l’immensité du camp du regard. La neige a commencé à tenir et l’espace est blanc. Les emplacements des baraques détruites forment de long rectangles noirs posés sur la neige.
     Il faut passer sous ce porche. Ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois, dit Jean Cayrol dans Nuit et Brouillard.
     Nos témoins prennent de plus en plus la parole. Notre guide comprend et a le tact de parler moins. Ginette explique comment elle a passé des heures dans les allées du camp à installer ces pavages sur lesquels nous marchons sans leur prêter une attention particulière. Elle raconte les pierres à casser à la masse, une masse qui faisait plus que son poids, plus que ses trente kilos. Dans les latrines, elle explique la misère de la promiscuité, la planque que constituait la garde de ces lieux : les gardiennes des latrines s’y faisaient leur cuisine. Ah ! l’odeur de l’oignon frit.
     Dans la baraque des femmes, elles sont plusieurs qui nous montrent leur châlit. Elles dormaient sur celui du milieu, à sept ou huit. Pas en bas, pas directement sur le ciment. On ne connaît aucune femme parmi les survivantes qui ait couché en bas, sur le ciment. Au milieu, on manquait d’air et on prenait des coups, quand la blockova passait. Mais elles sont là, plusieurs, survivantes, au bord des larmes. Et l’une d’elle est avec son fils qui dépose une petite bougie allumée sur ce châlit. C’est interdit ce que nous faisons là, dit en souriant le secrétaire de l’Amicale. C’est peut-être ce qui me décide à participer au geste symbolique. J’allume aussi une petite bougie que je pose à côté des autres sur le châlit. Je pense à toutes les femmes qui sont passées ici. Je pense à Hélène, à Déborah. Je pense à Myriam et à Jacqueline Smulevic. Je pense à ma mère, à mes sœurs, à toutes mes sœurs les femmes humiliées, battues. Je pense à l’infinie détresse des femmes et cela me fait du bien. Peut-être Auschwitz est-il dans ce block du camp des femmes ? Peut-être Auschwitz est-il dans la possibilité que j’ai eue, un instant, d’évoquer l’angoisse et la douleur des femmes ?
     Nous marchons beaucoup sous la neige. Nous faisons le tour des crématoires détruits. Les escaliers ne mènent plus aux chambres à gaz mais à des amas de briques difformes. Il y a de la boue sous la neige qui tient à présent, même sur les chemins. Nous croisons encore une fois un groupe de jeunes Israéliens, qui marchent drapeau déployé et qui ont un peu bousculé le petit groupe d’anciens déportés réunis autour du châlit. Nous bouchions l’accès à la sortie. Faut-il vraiment qu’Auschwitz soit l’affaire d’un peuple, d’une nation ? Auschwitz n’est pas dans un drapeau.
      Nous marchons vers le sauna. L’arrangement muséographique y est plus récent : nous marchons sur des plaques de verre disposées à quelques centimètres au dessus du sol. Nous empruntons le chemin des déportés emmenés là pour une douche et un étuvage de leurs vêtements, mais nous ne marchons pas exactement dans leurs pas. Nous marchons sur une surface ajoutée qui crée une distance. Nous ne jouons pas à être des déportés : quelques centimètres, un matériau différent nous remettent à notre place : celle des visiteurs du camp, à des années-lumière de leur vie.
     Devant les dizaines de photos disposées sur des murs, dans la dernière salle, j’assiste à de petits incidents entre des enseignants et des élèves qui « se comportent mal » au dire de leurs profs. Eux protestent : si ! ils respectent. Mais la journée est longue. Le soir commence à tomber.
     Il reste encore à marcher un peu vers l’étang. L’étang annoncé ce matin. Il s’agit d’une grande mare. Ce fut un petit lac avant que les cendres des crématoires voisins ne viennent presque le combler. Une gerbe est déposée sur l’étang. Indifférence devant le geste, mais nouvelle suffocation. Je m’écarte un peu. Je sens le poids des cendres. Je m’éloigne et je tourne le dos à l’étang. Quelques larmes enfin, rares et désirées.
     Je reprends place rapidement dans le groupe. Un adolescent d’une quinzaine d’années est agenouillé, dos à l’étang, et roule des boules de neige entre ses doigts ; il en aligne sagement trois entre ses pieds. Je ne peux m’empêcher de lui dire : « Tu crois que c’est vraiment l’endroit pour faire ça ? » Il me répond avec aplomb : « J’estime qu’on ne peut pas rester toute une journée dans le deuil ». Je lui dis l’importance du lieu. Il m’écoute, un peu gêné. Est-ce cela que je voulais ?

     Plus tard, le retour vers les cars en longeant les barbelés du camp sur plusieurs centaines de mètres, dans la nuit tombante. Je songe à cet autre camp, rasé, dans lequel nous n’irons pas : Auschwitz III – Monowitz m’a été raconté par Serge Smulevic.
     Plus tard, le plaisir de voir des enfants qui sont des enfants, dans la boutique de l’aéroport, achetant des souvenirs, comme dans n’importe quelle excursion, et des adultes aussi qui s’intéressent aux disques, à la vodka et aux cartouches de cigarettes.
      Plus tard, des discussions stratégiques avec des organisateurs, des responsables de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, des échanges de cartes de visite et d’adresses e-mail.

     Dans l’avion, je reprends la lecture de témoignages. Les mots sont terribles mais Auschwitz ne peut pas se trouver dans les mots seulement. L’émotion qui m’accable est-elle de l’émotion ou de la fatigue ? Je reviens d’Auschwitz, le lieu d’où l’on ne revient pas. Je m’éloigne d’Auschwitz comme d’un endroit qui a perturbé ma vision d’Auschwitz. Plus je m’éloigne de ce lieu, plus je peux trouver du sens au fait d’y être allé.
     Auschwitz est peut-être dans la distance.

Dominique Natanson, 25-30 mars 2004

Note :
1. C’est une position plus nuancée qu’il adopte quand il écrit (c’est moi qui souligne) : « L’émotion submerge trop souvent la volonté d’intelligibilité. Aller à Auschwitz, trop jouer sur l’émotionnel, sur le « comme si vous y étiez », c’est entrer dans une démarche qui, si elle est exclusive, ne peut être celle de l’histoire. Il faut toujours craindre de faire naître une sorte de fascination pour l’horreur et faire appel aux larmes, c’est provoquer le risque d’un repli sur soi — Claude Lanzmann l’a dit autrement –, c’est risquer de donner à la Shoah la dimension de l’inconnaissable par la raison, avec tous les risques que nous avons évoqués tout à l’heure. La Shoah ne doit pas s’enseigner sur la seule tonalité de la déploration. » Dominique Borne, Faire connaître la Shoah à l’école, in Les cahiers de la Shoah n° 1,  Éditions Liana Levi, 1994.
     Autrement dit, il faut bien faire une place quelque part, à l’émotion.