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Mes bijoux

Récit, par Serge Smulevic, d’un moment de l’évacuation des camps, en 1945.

MES BIJOUX

 Il devait y avoir trois jours que nous avions quitté Gleiwitz et que nous croupissions dans ces wagons découverts exposés au froid et aux vents. Le train roulait plus ou moins vite et on ne savait pas vers où. Tout à coup on a vu se profiler au loinla chaîne montagneuse des Beskides et je me suis dit que le train se dirigeait vers la Tchécoslovaquie. Et il s’est mis à neiger. On levait la tête, on ouvrait la bouche… rien, la neige ne fondait même pas et se transformait en quelque chose d’indéfinissable, sans beaucoup de goût et qui ne désaltérait même pas. J’étais à côté de mon copain Max Icek, de Bruxelles, dans un coin du wagon.
     Le contact de la paroi métallique était glacial. J’ai ramassé de la neige sur le rebord de la paroi et l’ai mise dans la bouche. Toujours rien, pas la moindre goutte d’eau, mais cette neige avait un goût âpre et on n’avait plus rien dans la bouche. Impossible de se désaltérer. Il y avait déjà deux ou trois morts dans le wagon.
     Ceux qui étaient juste à côté d’eux s’asseyaient sur eux. C’était moins dur que sur le fer. Nous étions totalement apathiques. Nous étions tout gris. Du gris dans du gris. La soif commençait à nous faire délirer et certains commençaient déjà à gémir. Je me souviens que j’ai commencé à voir le paysage tout en couleurs, surtout très en rose. Et encore une nuit passa et je réussis à dormir un peu. Probablement. Le lendemain j’ai commencé à divaguer, je m’en souviens très bien, mais ce dont je me souviens tout à fait bien, c’est que j’ai tendu ma main fermée vers Max Icek et que je lui ai dit : «Donne moi un peu d’eau et je te donne tous mes bijoux… »
     Et Max m’a repoussé, tout doucement,et j’ai sombré dans une espèce de sommeil, puis j’ai senti un poids sur mon corps et j’ai continué à dormir.
     Combien de jours ont passé, je l’ignore, mais j’ai senti que le train s’arrêtait et que l’on nous déchargeait dans la neige. J’étais tout à fait réveillé et je me suis de nouveau remis plein de neige dans la bouche. Puis les hurlements « Aufstehen ! (Debout !)  et les survivants se levèrent et se mirent à marcher. Max n’était plus à côté de moi, mais peu importait, je marchais comme un automate.

     Janvier 1948. Je suis à Bruxelles, marié depuis à peu près un mois. Je suis, avec ma femme, sur la plate-forme arrière du tramway n°48. Il est un peu plus de midi, et la plate-forme est bourrée de monde.
     Puis j’entends un hurlement terrible : « Serge… ! »  Puis je vois un homme au fond de la plate-forme qui fend la foule en agitant les bras comme un forcené et qui arrive sur moi comme un fou en hurlant : «  Mais tu es mort, Serge, tu es mort, tu es mort ! » et j’ai devant moi Max Icek, tout blanc, tremblant, qui me prend par le cou et se met à pleurer tout secoué par les saccades de ses pleurs. Les gens sur la plate-forme sont sidérés, ma femme pleure, elle a déjà compris. Moi je suis sans voix.
     Le tram s’arrête, on descend tous les trois. Max Icek, ma femme et moi. Il n’arrête pas de m’embrasser. On entre dans un bistrot, on ne se parle plus. On se regarde. Puis Max me dit encore une fois : « Mais tu étais mort, Serge ! »
     Et il me raconte la scène des bijoux que je voulais lui donner pour avoir de l’eau. La façon dont j’ai ouvert ma main, vide, et que je l’ai regardé. Et pour finir quand je suis tombé à côté de lui, comme une masse et qu’il a cru que je venais de mourir. Et qu’il s’est assis sur moi. Et ce n’est que là que j’ai appris qu’il était resté assis sur moi pendant quatre jours ! Quatre jours, Max Icek est resté assis sur moi ! Ma femme nous regardait tous les deux. Max tremblait, pleurait, bégayait, parlait moitié français, moitié yiddish. Le patron du bistrot nous regardait avec un air stupéfait.
     Bref, on s’est revu pratiquement toutes les semaines. Max avait une petite amie avant sa déportation de Malines. Il l’a retrouvé et ils se sont mariés. Max a ouvert un magasin de produits alimentaires juifs. Du pain au cumin, des beigels aux pavots, des harengs de la Baltique, des cornichons… un rêve !
     J’y étais client bien entendu, mais je devais surveiller, quand il quittait son magasin et qu’il y avait son employé, sinon je ne pouvais pas payer. Max est mort il y a quelques années. Cette scène dans le tramway de Bruxelles est restée mémorable. Ma femme et moi, en parlons encore souvent.
     J’avais des bijoux et j’étais mort.

Serge Smulevic, 20 avril 2003