Intervention de Dominique Natanson au Colloque « Penser le fait génocidaire : Histoire, Mémoire, Actualité » tenu les 25 et 26 janvier 2025, à l’occasion du 80e anniversaire de la Libération d’Auschwitz

Peut-on enseigner Auschwitz ?
Auschwitz, dans sa complexité même, conduit à une difficulté : c’est à la fois un camp de concentration (Auschwitz I), un centre de mise à mort (Auschwitz-Birkenau) et un camp de travail industriel (Auschwitz III-Monowitz). Comment enseigner cette complexité, alors que le nom « Auschwitz » est porteur d’une charge symbolique immense mais souvent réductrice ?
Peut-on enseigner la Shoah ? Peut-on expliquer Auschwitz ?
Est-on condamné à un mode autoritaire de transmission basé sur le « devoir de mémoire » ? Faut-il suivre les réactionnaires qui expliquent qu’on ne peut plus enseigner la Shoah dans les banlieues populaires ?
Peut-on faire de la visite pédagogique d’Auschwitz un remède miracle contre l’antisémitisme ?
Peut-on expliquer le schéma raciste de l’État nazi, sans l’inscrire dans une histoire du racisme et jusqu’à ses développements contemporains ?
Voici quelques thèmes que je vais aborder dans cette intervention, basée sur le travail que j’ai mené par mes écrits pédagogiques, par le site Internet Mémoire Juive & Éducation que j’anime depuis 1997 et par mon expérience de formateur d’enseignants.
1. Travail de mémoire versus devoir de mémoire
Dans une première partie, je souhaite aborder l’injonction du « devoir de mémoire » et ses effets nuisibles dans l’enseignement de la Shoah.
Le « devoir de mémoire » désigne une obligation morale de se souvenir des événements tragiques, souvent associée à des commémorations et des gestes symboliques. Il met l’accent sur l’émotion et la reconnaissance collective.
En revanche, le « travail de mémoire » va au-delà du simple souvenir. Il implique une réflexion critique et analytique sur le passé, une exploration des causes et des conséquences, ainsi qu’un questionnement éthique. Ce travail transforme le souvenir en une compréhension active, nourrissant la conscience citoyenne et interrogeant le présent.
Comme le souligne Paul Ricœur, il est essentiel de dépasser l’émotion brute du « devoir de mémoire » pour engager une réflexion critique. De même, Yosef Hayim Yerushalmi, dans Zakhor : Histoire juive et mémoire juive, distingue la mémoire, liée aux émotions et à la transmission orale, de l’histoire, qui se veut analytique et délibérément distanciée. Selon lui, la mémoire de la Shoah ne peut être pleinement transmise par l’histoire seule, mais doit trouver un équilibre entre mémoire vivante et historiographie.
Cet équilibre entre émotion et historicité est à rechercher.
La vision contreproductive d’un inénarrable et d’un inexplicable
Peut-on enseigner la Shoah ? Peut-on la comprendre ? Peut-on raconter l’inénarrable de ce qui s’est produit à Auschwitz ?
Primo Lévi disait :
« Comprendre c’est presque justifier »
et Claude Lanzmann. dit, lui :
« Il y a une vérité historique qui est indicible, qui ne peut pas être racontée. C’est une vérité que seules les traces et les témoignages peuvent approcher, mais jamais épuiser. Il y a dans l’extermination des Juifs une dimension qui échappe à l’entendement. »
Adopter ce point de vue pourrait conduire des enseignants à passer à leurs élèves quelques témoignages poignants et à renoncer à tout travail historique sur les origines de la destruction des Juifs d’Europe.
Ce renoncement est extrêmement problématique, car il ne permet pas de construire autre chose qu’un sentiment d’horreur intemporel. Est-ce cela que nous voulons quand nous parlons d’Auschwitz ?
Déclarer l’unicité absolue de ce génocide est aussi problématique. Bien sûr, tous les grands massacres de l’histoire sont uniques. La traite esclavagiste transatlantique a des caractéristiques uniques dans son horreur spécifique. L’unicité ne rend pas la Shoah incomparable à quoi que ce soit, comme le proclament certains qui, en interdisant la comparaison, empêchent de comprendre notre monde. Et dire cela n’est pas banaliser la Shoah.
Exceptionnaliser le nazisme et la Shoah, c’est tenter de restaurer une innocence blanche occidentale et disculper le processus de racialisation dans le colonialisme.
Car, les origines de la Shoah peuvent et doivent être recherchées.
Écoutons Raoul Hilberg :
« La Shoah n’a pas été un événement mystérieux, c’était le produit d’une longue chaîne de décisions politiques, administratives et sociales. » (Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, 1961)
Ou Pierre Vidal-Naquet :
« Il est essentiel de refuser l’idée que la Shoah soit en dehors de toute explication historique. Elle est le fruit d’un processus historique qu’il nous incombe de comprendre et de transmettre. » (Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, 1998)
Historiciser l’enseignement de la Shoah
Il est donc essentiel d’historiciser l’enseignement de la Shoah, en étant précis sur les faits et en recherchant leurs causalités. Des historiens comme Martin Broszat insistent sur l’importance de replacer la Shoah dans un contexte historique plus large, pour comprendre les structures sociales, politiques et culturelles ayant permis le génocide. Hans Mommsen, quant à lui, critique la téléologie qui relie de manière simpliste le NSDAP des années 1920 à Auschwitz, une approche également rejetée par Florent Brayard.
J’ai parfois enseigné la Shoah en inversant l’approche chronologique habituelle :
- commencer par un enseignement détaillé du génocide des Juifs,
- puis l’inscrire dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, avec Auschwitz et la Shoah par balles après l’attaque nazie de l’Union soviétique,
- ensuite aborder la montée du nazisme et de l’extrême droite en Allemagne,
- explorer la Première Guerre mondiale comme facteur de brutalisation des sociétés européennes (concept de George Mosse),
- et enfin, relier ces événements au colonialisme européen, moteur de la racialisation et de la mise en place des premiers génocides et camps de concentration (Héréros et guerre des Boers).
Cette approche permet de complexifier l’étude de la destruction des Juifs d’Europe de manière accessible aux élèves de lycée.
La construction de la mémoire
L’enseignement de l’histoire au collège et au lycée vise à développer une compréhension critique des événements passés et de leurs impacts sur le présent. Toutefois, il lui est souvent assigné une mission supplémentaire : celle du « devoir de mémoire ». Cette notion peut parfois avoir un caractère contraignant, où les élèves se voient assigner une responsabilité qu’ils n’ont pas choisie. Le devoir de mémoire peut ainsi être perçu comme imposé de manière autoritaire.
En revanche, il est plus pertinent de considérer la mémoire comme un processus actif de construction par les élèves. C’est enfoncer des portes ouvertes que de rappeler que depuis Piaget, Lev Vygotski ou encore le constructivisme d’Ernst von Glasersfeld, l’élève n’est pas un simple réceptacle de connaissances. La connaissance se construit activement par l’élève, et c’est ainsi qu’une mémoire d’Auschwitz peut se fonder sur une élaboration intellectuelle personnelle, loin de toute forme de formatage imposé.
Ce travail de mémoire actif nécessite des situations éducatives impliquantes, que nous explorerons plus loin.
2. Enseigner contre ses élèves : la chimère de l’enseignement impossible de la Shoah en banlieue
Les antipédagogues réactionnaires et leur discours sur l’enseignement de la Shoah
Certains idéologues réactionnaires comme Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, l’inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin ou encore Georges Bensoussan co-auteur des Territoires perdus de la République, affirment que l’on ne peut plus enseigner la Shoah à cause de
« la mainmise de l’islamisme radical sur les élèves de banlieue et leurs enseignants ».
Quelques enseignants comme Barbara Lefebre, Jean-Paul Brighelli, Natacha Polony qui ont enseigné un temps – souvent très court – en banlieue vont se répandant dans les médias sur cette impossibilité. Ces gens sont des nostalgiques d’un imaginaire âge d’or de l’école, mais très vite on comprend qu’il s’agit d’une école sans Arabes…
Je me souviens d’un de ces professeurs qui se répandait, au Salon de l’Éducation, en disant :
– On ne peut plus faire un cours sur la Shoah, car les « Beurs », au fond de la classe, ricanent.
Évidemment, quand vint mon tour de parole, je passai sur le terme raciste de « Beurs » et posai la seule question valide :
– Mais pourquoi sont-ils au fond de la classe ?
Déconstruction d’une chimère
La réalité, c’est que l’enseignement de la Shoah est tout à fait assuré en France. Un rapport de l’Inspection Générale de l’Éducation Nationale de 2008 conclut que l’enseignement de la Shoah est bien intégré dans les programmes scolaires à tous les niveaux (primaire, collège, lycée) et que les enseignants font preuve d’un grand investissement dans la transmission de cette mémoire, souvent avec des initiatives locales :visites de mémoriaux, projets pédagogiques, etc. avec un intérêt fort des élèves.
Depuis, l’Inspection générale constate régulièrement un enseignement bien ancré dans les programmes scolaires et mobilisant des méthodes pédagogiques actives et variées.
Ceux qui enseignent contre leurs élèves et ceux qui enseignent à partir de leurs valeurs
Si l’on revient à notre enseignant qui ne pouvait « faire cours », il faut l’imaginer arrivant dans la classe en ayant revêtu à l’avance une armure psychologique et s’apprêtant à faire un cours qu’il jugeait impossible, usant du seul argument d’autorité, interdisant toute interruption, tout questionnement. Il faisait cours contre ses élèves, contre leurs valeurs, contre leur antiracisme viscéral.
Ses préjugés islamophobes l’empêchaient d’imaginer que ces « beurs du fond de la classe » puissent avoir une proximité très forte avec la lutte contre le racisme.
Ses préjugés antipédagogiques l’amenait à penser que lui-seul disposait d’une vérité joignant Auschwitz à une lutte officielle contre l’antisémitisme et que cela n’était pas accessible aux élèves des quartiers populaires. Cet « anti-pédagogisme » l’empêchait de faire s’exprimer ses élèves sur la construction des préjugés racistes par le nazisme et de définir une persécution raciste.
Parfois, sans doute, certains des enseignants que j’ai formés pratiquent une pédagogie du détour permettant à la fois de partir des valeurs antiracistes des élèves et de disséquer les procédés du racisme nazi.
Ainsi, certains proposaient aux élèves, sans en nommer l’auteur, cette citation prêtée à Hitler :
« Je veux une jeunesse brutale, autoritaire, intrépide et cruelle. Je veux une jeunesse qui effraiera le monde ! […] Je n’ai nul besoin d’une éducation intellectuelle. La connaissance n’est que destruction pour ma jeunesse. »
Ensuite, ils leur demandaient de développer quelles sont leurs valeurs et leur conception de la jeunesse. À partir de là, entamer le lourd chemin du nazisme jusqu’à l’horreur d’Auschwitz se faisait aisément.
Et le travail de groupe, sur lequel j’ai écrit, qui avait été d’emblée proposé ne permettait plus d’asséner un cours forcé à des élèves qui « ricanent au fond de la classe ».
Toutes les questions sont valides : contre la criminalisation des interrogations des élèves sur notre mémoire collective
Aucune question des élèves ne doit être taboue. Même les interrogations maladroites ou provocatrices doivent être accueillies pour transformer le débat en une opportunité éducative. L’enseignement de la Shoah ne doit pas être réduit à une simple transmission de faits, mais encourager une réflexion active.
Imaginez qu’un enseignant réprime une question telle que « Les Juifs feraient la même chose aux Palestiniens » : un tel comportement, entraînant signalement et sanction, étoufferait toute construction d’une mémoire active du génocide nazi. Cela relèverait d’une pédagogie autoritaire, bien éloignée de celle de Samuel Paty, qui encourageait un débat ouvert sur des sujets complexes comme la liberté d’expression.
La preuve que l’enseignement de la Shoah est particulièrement efficace en France est donnée dans le fait même que la jeunesse des quartiers populaires trouve insupportable l’accusation d’antisémitisme lorsqu’ils soutiennent la cause palestinienne. Cette jeunesse, qui connaît la Shoah et Auschwitz, se sent souvent soulagée de voir des Juifs de l’UJFP exprimer un discours de solidarité et de respect du droit international, brisant ainsi le poids de cette accusation souvent infondée.
3. Voyages vers Auschwitz
La « politique du chiffre » : le voyage à Auschwitz comme remède miracle contre l’antisémitisme
En janvier 2017, puis en mars 2022, Valérie Pécresse soulignait le financement par la région Île-de-France de voyages d’étude à Auschwitz pour des milliers de lycéens, y voyant un remède miracle contre l’antisémitisme. Cette « politique du chiffre » reflète une approche simpliste, qui fait d’Auschwitz une réponse universelle à toutes les formes de haine, sans envisager d’autres mémoires ou dispositifs pédagogiques.
Outre le fait qu’il ne venait pas à l’idée de Mme Pécresse de proposer d’autres dispositifs miracle pour lutter contre la négrophobie – un voyage de milliers de jeunes à l’île de Gorée, par exemple – ou pour lutter contre l’islamophobie – la visite du mémorial de la Grande Mosquée de Paris qui symbolise la reconnaissance de la France envers les musulmans…, il faut s’interroger sur cette idée qu’un voyage à Auschwitz est un remède magique contre l’antisémitisme.
Les réflexions de Michel Foucault dans Surveiller et punir, sur le pouvoir disciplinaire et les mécanismes de contrôle social peuvent être reprise pour démontrer que des politiques comme celle des voyages à Auschwitz, au lieu de susciter une réflexion critique profonde, risquent de fonctionner comme un dispositif normatif visant à conformer les individus à une certaine vision de l’histoire et de la société.
« Le pouvoir disciplinaire ne cherche pas à faire régner un certain nombre de vérités, mais à organiser un ensemble de pratiques qui permettent de renforcer, non pas un savoir, mais un savoir-faire qui permette aux individus de s’ajuster, de se normaliser. » (Surveiller et punir, 1975)
Instrumentalisation du voyage à Auschwitz : de l’usage de l’émotion et du drapeau israélien
Sur quoi s’appuie cette idée qu’Auschwitz est un remède universel à l’antisémitisme ?
Cela repose souvent sur une éducation par l’émotion : les vitrines de bagages et de cheveux susciteraient une empathie immédiate pour les Juifs. Pourtant, cette approche risque de provoquer saturation ou désorientation chez les élèves.
Loin d’un apprentissage critique, elle peut réduire Auschwitz à un simple tableau de méchants et de victimes, négligeant les mécanismes historiques et sociaux qui l’ont rendu possible.
Certaines innovations muséographiques, comme le bâtiment du « Central Sauna », cherchent à introduire une distance critique, à l’inverse d’une immersion émotionnelle brute. Dans le « Central Sauna », on ne marche pas « dans les pas des déportés ». Une vitre est située à 10 cm du sol et crée une distance attendue. Comme l’écrit Charlotte Delbo dans Auschwitz et après :
« Il ne faut pas parler avec la mort, c’est une connaissance inutile. »
Utiliser la vulnérabilité émotionnelle des élèves, vouloir provoquer un traumatisme par l’exposition aux atrocités peut laisser les élèves désorientés ou accablés. Est-ce ainsi qu’on apprend ?
Le risque est grand aussi d’une superficialité de l’émotion, loin des analyses des mécanismes qui ont construit Auschwitz ? La saturation émotionnelle entraine même un risque de banalisation. Elle conduit à éviter des interrogations plus larges sur la société humaine, un cadre critique de l’analyse de la société qui a produit Auschwitz.
Un exemple de cette appropriation fautive d’Auschwitz est donné par les voyages de jeunes Israéliens. J’ai vu cela. Sous le célèbre portail d’Auschwitz « Arbeit macht frei », un groupe de jeunes israéliens, enveloppés dans le drapeau israélien empêche tout passage. C’était pour indiquer : « Auschwitz nous appartient. Seul Israël est habilité à garder cette mémoire »
Zvi Bekerman (anthropologie de l’éducation de l’Université hébraïque de Jérusalem,) dénonce ces manifestations comme des formes de « nationalisation du deuil », contraires à une éducation à la paix.
Auschwitz se construit avec le travail de mémoire
J’ai eu l’occasion de m’exprimer sur ces visites dans un texte écrit au retour d’un de mes voyages : Auschwitz n’est pas à Auschwitz.
La compréhension de ce qui s’est passé là ne vient pas par magie en visitant le camp. Comment les milliers d’élèves envoyés là-bas ont-ils été préparés ? Certains l’ont été par des enseignants convaincus. Pas toujours.
Visiter un bloc de briques d’Auschwitz-I permet-il de comprendre ? Voir les poutres posées dans la prairie de Birkenau qui remplacent les blocks incendiés en janvier 1945 permet-il de comprendre ?
Autrefois, on visitait Auschwitz avec des survivants qui pouvaient donner un sens à tout cela. Aujourd’hui ils ont presque tous disparu.
En fait, on ne comprend rien aux lieux si l’on n’a pas déjà construit dans sa tête une image documentée d’Auschwitz et de ce qui s’y est passé.
Auschwitz se construit avec le travail de mémoire.
Une démarche : « Amener quelque chose de soi à Auschwitz »
Après une présentation solide du processus génocidaire, pour que la préparation des élèves revête un caractère personnel, je leur proposais « d’amener quelque chose d’eux-mêmes à Auschwitz » : un objet, un texte, ou une photo reflétant leur rapport personnel à ce lieu.
On est dans la recherche de l’équilibre dont on a parlé plus haut, entre émotion et historicité, pour suivre le point de vue de Yerushalmi.
Ces apports, rassemblés avant le voyage, faisaient partie d’un travail collectif de réflexion et d’anticipation, mêlant l’émotion et les connaissances, à un niveau de construction personnel différent selon les élèves.
Pendant la visite, dans une salle sombre où retentit un kaddish, nous déposions ces objets : poèmes, dessins ou livres.
Ce geste symbolique permettait à chacun de mettre à distance le poids du camp tout en conservant un lien avec sa mémoire. Auschwitz devenait ainsi un lieu de réflexion commune, libéré de l’accablement.
4. Problématiques antiracistes décoloniales et enseignement de la Shoah
Pour une efficacité de la lutte contre le racisme, il faut réinscrire Auschwitz et l’antisémitisme dans une histoire de l’idée même de « race ».
Je serai assez rapide sur cette question, car elle est abordée dans d’autres interventions
La « racialisation des Juifs » : retour sur la construction de l’idée de race depuis le XVIe siècle
La notion de limpieza de sangre au XVIe siècle a marqué une étape clé dans la racialisation des Juifs en Europe, en inscrivant les différences religieuses et ethniques dans le sang.
Ces lois, appliquées aussi aux descendants de musulmans, ont établi une hiérarchie raciale qui s’est étendue à d’autres groupes, comme les Africains, justifiant esclavage et colonisation. Cette idéologie de « pureté » a jeté les bases des discriminations raciales ultérieures, culminant avec le 19e siècle colonial.
Achille Mbembe ou Patrick Boucheron montrent comment la racialisation des Juifs à travers des dispositifs comme la limpieza de sangre est intimement liée à l’avènement des systèmes de domination coloniale.
Décoloniser la mémoire juive : enseigner le cas Papon
Il convient donc de décoloniser l’enseignement de la Shoah.
On peut par exemple, étudier la trajectoire de Maurice Papon. Cette piste pédagogique permet d’illustrer les liens entre colonialisme et antisémitisme : Papon participa à la déportation des Juifs de Bordeaux en 1942, puis aux crimes coloniaux en Algérie et au massacre du 17 octobre 1961 en tant que préfet de police.
Décoloniser la mémoire juive implique aussi de reconnaitre la participation de Juifs d’Algérie à la lutte anticoloniale, comme l’a étudié Pierre-Jean Le Foll-Luciani.
Islamophobie / Antisémitisme, l’effet miroir
J’ai dit combien il était anormal d’envisager le seul antisémitisme sans se préoccuper des autres formes du racisme contemporain.
Antisémitisme et islamophobie, bien que distincts, partagent des mécanismes communs, réactivant des schémas racistes similaires. Dans une société où Noirs, Musulmans et Rroms sont ciblés par un racisme systémique, il est essentiel d’aider les élèves à analyser ces dynamiques pour comprendre les mécanismes d’un racisme d’État.
Enseigner la notion de génocide
Et les mécanismes du ciblage, de l’exclusion, de la déshumanisation, de l’emploi de toutes les violences qui conduisent aux crimes de guerre et au génocide doivent aussi être enseignés.
Pour cela, il faut se référer avec les élèves aux définitions du génocide dans le droit international.
Des outils pédagogiques, comme un guide québécois, permettent d’aborder des génocides historiques – arménien, Shoah, Tutsis… – tout en sensibilisant à leur prévention.
Conclusion : pour un enseignement qui libère
Les dérives de l’enseignement de la Shoah, lorsqu’il est déconnecté d’une éducation antiraciste contemporaine, sont multiples : nationalisme, exclusivisme pouvant mener au suprémacisme, minoration des autres génocides, et instrumentalisation à des fins politiques, comme en témoigne l’actualité à Gaza.
Trop souvent, cet enseignement enferme les élèves dans des postures passives – surtout très passif, gare au signalement ! –, perçus comme réticents ou dociles selon leur origine ou leur foi. Cette vision réductrice et normative trahit l’essence même d’une éducation qui devrait émanciper.
Enseigner la Shoah, c’est enseigner la liberté : une éducation qui respecte les élèves et leur donne les outils pour penser un monde libéré des injonctions étatiques, des sélections mémorielles opportunistes et des héritages coloniaux qui perpétuent les discriminations.
Références bibliographiques
- Site Mémoire Juive & Education
- Dominique Natanson, J’enseigne avec l’Internet la Shoah et les crimes nazis, Canopé-CRDP de Rennes, 978-2866343682
- Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 978-2020563321
- Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor: Histoire juive et mémoire juive, Gallimard, 978-2070721979
- Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, 978-2266022507
- Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Folio, 978-2070437788
- Hugh Thomas, La traite des Noirs : 1440-1870, Robert Laffont, 978-2221105597
- Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Gallimard.
- Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, La Découverte, 1998.
- Martin Broszat, L’État hitlérien: L’origine et l’évolution des structures du IIIe Reich, Fayard, 978-2818502495
- Hans Mommsen, Le national-socialisme et la société allemande : Dix essais d’histoire sociale et politique, Maison des Sciences de l’Homme, 978-2735107575
- Florent Brayard, La « solution finale de la question juive » : La technique, le temps et les catégories de la décision, Fayard, 978-2213613635
- Lev Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 978-2843030048
- Ernst von Glasersfled, « Pourquoi le constructivisme radical », (1994), Revue des sciences de l’éducation, XX(1)
- Jean-Pierre Obin, Rapport intitulé « Enseigner l’histoire de la Shoah », Les Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2004.
- Alain Finkielkraut, Répliques sur France-Culture, « La République des lettres existe-t-elle encore ? » (2015) .
- Dominique Natanson, Jacques Natanson, Isabelle Andriot, Oser le travail de groupe, Canopé – CRDP de Dijon, 2008. 978-2866215156
- Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
- Zvi Bekerman, Teaching Contested Narratives: Identity, Memory and Reconciliation in Peace Education and Beyond, coécrit avec Michalinos Zembylas, Cambridge University. 2012.
- Analyse critique de la démarche de Dominique Natanson, Revue d’Histoire de la Shoah, n° 193, juillet-décembre 2010, L’enseignement de la Shoah dans le secondaire : état des lieux et perspectives.
- Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, 2013.
- Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Seuil, 2013.
- « Auschwitz n’est pas à Auschwitz. Réflexions sur les voyages vers Auschwitz » sur le site Mémoire juive & Education (memoirejuive.fr)
- Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale, Trajectoires dissidentes (1934-1965), Presses universitaires de Rennes, 9782753540002
- Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie : l’effet miroir, Demopolis, 2015, 9782849504635
- Sivane Hirsch et Sabrina Moisan, en collaboration avec le Musée de l’Holocauste Montréal Étudier les génocides, guide pédagogique, 2023.