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Comment j’ai pu survivre à Auschwitz-Monowitz

Récit de Serge Smulevic.

Le block de la gale

A Monowitz, ayant attrapé la gale, au début de Janvier 1944, je fus affecté au Block n° 24, le « Krätzeblock » (Block de la gale) où l’on me soigna avec de l’ichtiol, produit iodé avec lequel on badigeonnait les parties atteintes. La gale, n’étant pas une maladie très grave, mais contagieuse, on soignait quand même ces malades à Monowitz du moins, pour ne pas perdre des travailleurs à la Buna. J’avais remarqué qu’une quantité de déportés vivait dans ce block et qui n’avaient pas la gale. J’appris que c’étaient d’anciens malades qui avaient demandé à rester dans ce block, chose tout à fait possible. Comme ce block était peu peuplé (à cause des galeux), on avait plus de chances d’avoir un lit pour soi, au lieu d’être à deux comme dans certains blocks surpeuplés.

Le « Tagesraum »

     Dans la partie du block qui précédait l’immense dortoir (et en était séparé par une cloison) se trouvait le « Tagesraum » c’est à dire une salle d’environ 8 m. sur 8 m. où pouvaient se tenir les « privilégiés » du block, c’est à dire des Kapos, certains droits communs (triangles verts) et des « politiques » très anciens, en tout une bonne quinzaine de personnes, qui avaient le privilège de pouvoir s’asseoir autour d’une grande table, avec deux bancs de part et d’autre, pour y manger leur soupe et y déguster les colis que la plupart de ces « Reichsdeutsche » (citoyens allemands) ou « Aryens » avaient le droit de recevoir. Ces déportés n’étaient pas du tout maigres et se portaient bien quoique « habitant » au block de la gale, car une fois que l’on avait eu cette maladie, il était très rare qu’on la rattrape, donc ils y restaient mais y étaient bien plus tranquille que dans tous les autres blocks du camp, parce que les Allemands qui avaient la phobie des maladies contagieuses, ne venaient pratiquement jamais dans ce block. On y était donc assuré d’une relative tranquillité.
     Après avoir été soigné, j’ai demandé (poliment) au chef du block, Walter Marx la permission d’y rester en lui disant que je pouvais m’y rendre éventuellement utile comme peintre, pour différents travaux de remise en état. Accordé. Walter Marx était un déporté juif politique, (communiste) ancien de Buchenwald et de Dachau qui « séjournait » dans les camps depuis 1936. Tout le monde le respectait.

Des portraits

     Il faut noter que l’une des rares choses que l’on ne trouvait pas dans les camps étaient les appareils photographiques. Pour la bonne raison qu’on n’aurait pas pu obtenir des films, et même si on l’avait pu, il n’y avait pas de possibilité d’installer des Iaboratoires, ce qui aurait d’ailleurs été interdit.
     Il me vint alors l’idée de m’adresser à l’un de ces « privilégiés » pour lui demander s’il voulait que je lui fasse son portrait afin qu’il puisse l’envoyer à sa famille (puisqu’ils avaient le droit de correspondre, tout comme ils avaient le droit de recevoir des colis). Réponse affirmative. Ce dernier m’apporta du papier à dessin et des crayons. Je crois que je n’ai jamais aussi bien réussi un portrait que celui-là (Tout comme les suivants) et comme je ne pouvais faire cela que le soir après la distribution de la soupe, cela prit un certain temps. Et cela se traduisit par un quart de pain. Quelle aubaine ! Puis ce fut le tour d’un autre de ces messieurs, et petit à petit, j’accumulais de la nourriture, pain, margarine, soupe, saucisson et surtout des denrées en provenance des colis de ces déportés favorisés. A tel point que le chef du block, Walter Marx, à qui j’avais également « tiré » le portrait m’autorisa à disposer d’une petite armoire, fermée à clé (comme celles qui se trouvent dans les vestiaires des sportifs) pour y stocker mes provisions. J’eus également l’autorisation de me tenir au « Tagesraum » pour y manger, mais cela me gêna au plus haut point d’être assimilé à ces privilégiés et je ne le fis que quand je « travaillais » c’est à dire quand je faisais des portraits. Et cela se sut très rapidement. Des privilégiés et des chefs de blocks voisins vinrent très régulièrement me demander de faire leur portrait et me payèrent en nourriture. Les uns un peu plus, d’autres un peu moins.
     Et c’est là que l’on commença à m’appeler « der Mahler » c’est à dire le peintre ou le dessinateur. II y en a qui me demandèrent même de leur dessiner leur maison, en me la décrivant minutieusement.
     Ceux qui me demandaient de faire leur portrait ou d’autres dessins, ont toujours trouvé du papier, des crayons,des crayons de couleur et même des pastels pour que je puisse faire leurs travaux. Je passais pratiquement toutes mes soirées à dessiner, entouré des curieux qui me
regardaient travailler, très admiratifs, car je dois dire que la peur de rater un portrait donnait des ressources supplémentaires à mon talent.

Mes « clients »

     Mes clients en dessins : généralement, comme je l’ai déjà dit, des kapos aryens, des blockältester », et aussi des  » meisters » à l’usine de la Buna. A part Walter Marx, je me souviens d’un Kapo dont j’ai fait deux fois le portrait : Ernest Tausig de Vienne. un autre jeune Kapo, également de Vienne, Max Younger. Et aussi des Stübendienst, dont un Polonais, très gentil, celui-là.
     A l’usine de la Buna, j’avais un client très important : il s’appelait Herr Leppin, et il prétendait que son nom était d’origine française, c’est à dire Lépine. Il n’a cependant pas prétendu qu’il s’agissait du Lépine du Concours Lépine. Ce Herr Léppin m’a fait faire le portrait de son fils, en uniforme de soldat S.S. Puis, par la suite, il m’a décrit sa propriété, que j’ai réalisée avec des crayons pastel qu’il s’est procurés je ne sais comment. Ensuite je lui ai fait son portrait à lui, en blouse blanche de « Meister » car il était le « Meister » du bureau où je travaillais, c’est-à-dire le Chef. Chaque fois, il m’a donné du pain ou de la soupe de son bureau, c’est-à-dire de la bonne soupe.
     Je dois avoir fait au moins une bonne centaine de dessins, ou plus, ce qui représente pas mal de travail et pas mal de rentrées de nourriture supplémentaire. La plupart de ces « clients » me payaient évidemment en nourriture ou en cigarettes (la monnaie d’échange-or) mais il me payaient très froidement, sans un remerciement particulier, et sans sourire, à part Herr Leppin, qui lui, avait toujours le sourire parce que c’était un bon vivant.

Le partage

     L’important c’est que grâce à cela j’ai pu partager ce que je recevais avec trois de mes amis : Maurice Feinstein (jusqu’à sa mort, mais c’est son moral qui le lâcha) ; Oscar Israël, un avocat, originaire de Thionville, qui m’avait connu très jeune, et Paul Chrzanowski, originaire de Belleville, âgé de 17 ans à l’époque, et dont le père, la mère, sa soeur de 6 ans et ses deux frères de 8 et 10 ans avaient été gazés à leur arrivée à Auschwitz. Il avait un moral en-dessous de tout,et je le pris un peu sous ma protection, et nous sommes devenus inséparables. On l’appelait « Petit Paul ». Il en est sorti et habite aujourd’hui à Palaiseau. Nous nous voyons tout à fait régulièrement depuis 1958 [date à laquelle je l’ai retrouvé, après l’avoir cru mort], et au moment où j’écris ces lignes je viens de raccrocher le téléphone après une conversation avec lui. Il a fait une carrière de reporter à la NBC, (à présent retraité) et nous nous considérons comme des frères.

avec petit Paul
Serge Smulevic, avec « Petit Paul » (à droite), en 1997.
« On dirait mon frère. » commente Serge Smulevic.

     J’ai pu en faisant ainsi des centaines de portraits et autres dessins, éviter de voler et de trafiquer, car j’ai utilisé au camp mes facultés de bon dessinateur de cette façon là, et cela m’a sauvé la vie,à coup sûr. Souvent avec « Petit Paul » quand nous nous voyons, nous évoquons cette période, qui nous a permis de nous en sortir. Tout le monde n’a pas eu le privilège de vivre ainsi au camp, et j’en suis très conscient. Le fait de travailler très
dur, comme un forçat toute la journée, mais de savoir qu’après être rentré le soir après l’appel et la soupe, j’allais pouvoir dessiner et être payé en nourriture a été tellement encourageant pour moi, moralement (et physiquement, bien sûr) que ma vie au camp et à l’usine s’en est ressentie profondément.
     Notre ancien chef de Block, Walter Marx, a pu malgré son âge s’en sortir également et il est retourné finir ses jours à Igenheim (près de Phalsbourg) d’où nous avons encore eu de ses nouvelles après la libération. Puis il a perdu la raison, malheureusement.

Serge Smulevic – 24 juin 2002
complété par e-mail de décembre 2002