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Cet enfant juif déporté qui hante nos vies

Un article paru dans les Cahiers Pédagogiques
(n° 379 de décembre 1999)

Histoire de la dénomination d’un collège et de ce qui s’ensuivit.

Dominique Natanson

En 1985, le C.A. du collège de Cuffies, près de Soissons (Aisne), décidait, sur ma proposition, de donner le nom de Maurice Wajsfelner à l’établissement. Le nom avait été choisi un peu au hasard, parmi ceux des enfants, dans les listes de déportés qui venaient d’être publiées par Serge Klarsfeld, dans son monumental « Mémorial de la Déportation des Juifs de France »(1). Nous savions seulement que le petit Maurice était né en 1933 et qu’il avait 10 ans quand la Gestapo de Soissons l’arrêta, en janvier 1944. Dix ans, l’âge d’entrer en sixième. Dix ans, l’âge pour mourir dans une chambre à gaz en février 1944.

Un visage perdu

En 1989, nous préparons une exposition pour la cérémonie de dénomination du collège. Les élèves questionnent : comment était-il cet enfant ? Quelle tête avait-il ?
Mais je ne connais de lui que quelques lignes écrites par un historien local (2). Alors, je photocopie les visages des enfants d’Izieu que nous propose un livre paru alors (3) . Peut-être ressemblait-il à celui-ci ? A celui-là ? Nous confectionnons un panneau exposant notre ignorance. Les élèves restent songeurs.
Mais toutes les traces ont disparu. Toute la famille Wajsfelner a été déportée : les premiers en 1942 arrêtés par la police française, Maurice en 1944…
Et puis la cérémonie a lieu. Une élève de 3ème, Sandrine Dzedzora, parle, devant les 400 élèves rassemblés dans la cour. Dans un silence impressionnant, elle lance : « Il ne faut pas qu’on confonde tous les jeunes avec les skinheads ! » On est à l’époque de la profanation de Carpentras. « Nous ne voulons pas qu’on nous confonde avec ces crânes rasés qui jouent à faire les nazis comme si rien ne s’était passé !
Comment peut-on faire disparaître des millions de gens ? Comment peut-on s’attaquer à des enfants comme Maurice Wajsfelner ? […] Nous sommes tous humains. Le monde entier a droit à la même vie. Nous les jeunes, nous aimons la vie, nous aimons nous amuser, nous aimons vivre. La vie que le jeune Maurice Wajsfelner n’a pas eu le droit d’avoir.
»

La principale du collège ajoute : « Ce nom vous accompagnera, ce nom sera un peu le vôtre. Vous emporterez, au-delà de cette journée, tout au long de votre vie, la responsabilité de perpétuer son souvenir, sa mémoire, mais aussi notre mémoire à tous. »

Un visage retrouvé

Et tout ça paraît dans la presse locale… Nous sommes alors contactés par deux habitantes de Crouy, la commune voisine. Elles ont connu le « petit Maurice », comme nous avons pris l’habitude de l’appeler au collège. La famille Wajsfelner a vécu là, au-dessus du café tenu par leurs parents. Ces deux retraitées ont habillé Maurice et l’ont conduit à l’école, tandis que les parents Wajsfelner faisaient les marchés où ils vendaient chaussettes et bas.
Et ces deux dames ont conservé un portrait qu’elles nous offrent.

C’est une photo d’avant-guerre, faite chez l’un des meilleurs photographes
du Soissons d’alors, prise au moment où une famille aimante pouvait
encore songer à l’avenir. Maurice a 6 ou 7 ans, mais il est costaud, un peu rondouillard. Il regarde droit dans l’objectif tout en posant une petite main potelée sur le dossier d’un fauteuil canné, placé devant un décor peint sur toile. Il ne ressemble à aucun des enfants d’Izieu.
Ainsi les nazis et leurs complices français n’ont pas réussi à effacer toutes les traces. Leurs bottes ont peut-être piétiné, dans la maison pillée de l’arrestation, les souvenirs, les albums-photos, déversés sur le sol, mais nous interrogeons les témoins.
Ils racontent une famille de Juifs polonais bien intégrés. Jankiel, le père, entreprenant, solide et amical, qui offrait des chaussettes et des bas à toute la famille de son propriétaire. Bella, la mère, plus réservée, parlant un français rugueux avec un fort accent yiddish.
Nous faisons agrandir le portrait que nous plaçons au CDI. Nous avons ainsi le sentiment d’une petite victoire sur l’oubli. Une amère petite victoire.

Des recherches et une publication

Et nous nous lançons, avec les élèves, sur les pistes de cette histoire. Avec une classe de 3ème, aux Archives départementales, nous lisons les froides circulaires de préfets collabos qui organisent, sans états d’âme, la déportation de familles entières. Les familles juives à déporter deviennent sous leur plume « les personnes intéressées de notre région »…
Nous dépouillons la presse collaboratrice. Nous rencontrons une « Juste », Mme Cholet, qui fit partie de toute une chaine de solidarité qui sauva une lycéenne juive soissonnaise : pendant que la concierge du lycée retardait les agents de la Gestapo, la directrice, des surveillantes, un commerçant, un couple d’ouvriers escamotaient la gamine. Un autre groupe d’élèves, l’année suivante, rencontre dans une maison de retraite, Mme Kisselman, une rescapée de la FTP-MOI (4), organisatrice du sauvetage d’enfants juifs. Nous recevons, dans un cours d’Arts plastiques, le peintre Adek qui a peint d’étranges et angoissantes toiles sur la Shoah.
Tout ceci finit par constituer un livre. « La Mémoire Juive en Soissonnais » (5)  parait en 1992.
Dès 1993, le livre reçoit le Prix Corrin contre la banalisation et l’oubli de la Shoah. Les élèves qui ont contribué à sa rédaction ne sont plus au collège depuis deux ans. On les contacte grâce aux lycées et la plupart d’entre eux acceptent de venir recevoir le prix à la Sorbonne. Un fond conséquent d’ouvrages sur la Shoah pourra être acheté pour le CDI.

Une cousine venue de Belgique

Il y a quelque chose d’assez désespérant dans cette recherche des vies perdues : plus nous les retrouvons, plus nous les perdons…
Pourtant, il est des moments forts et chaleureux suscités par toute cette démarche.
Quelque part, entre Bruxelles et Paris, une interrogation lancinante habitait une famille juive : restait-il des survivants de la famille Wajsfelner (6) ? Le nom du collège est désormais dans l’annuaire et dans le Minitel. Quand on tape au clavier « Wajsfelner », on tombe sur le collège. Un contact est ainsi noué, un jour de 1997, entre l’établissement et Rosa, une cousine du « petit Maurice ». Un jour de mai 1998, elle vient rencontrer une quarantaine d’élèves : une classe de 3ème et des délégués de 4ème pour assurer une certaine continuité de la mémoire.

Rosa est pleine d’émotions. Les vacances de l’avant-guerre lui remontent à la mémoire : elle venait à Soissons et jouait avec son cousin, dans les lieux même que fréquentent aujourd’hui nos élèves de Crouy. Et reviennent aussi les souvenirs les plus sombres : petite fille encore, elle s’est évadée avec sa mère d’un camp du Sud de la France où l’avait conduit l’accent yiddish de ses parents réfugiés, arrêtés avec elle dans un train. Son père ne reviendra pas. Et cette traversée de la France, marchant la nuit, se cachant le jour, avec pour objectif de rejoindre l’oncle Wajsfelner, à Soissons. Quand elle y parvient avec sa mère, l’appartement est déjà vide…
Rosa redit son émotion devant le travail réalisé par les élèves autour du nom de son cousin. Elle pleure. Elle a amené des chocolats de Belgique qu’elle distribue aux élèves.
Et surtout, elle nous prête une dizaine de photographies de Maurice, de ses parents dont nous voyons pour la première fois les visages. Sur l’une d’elles, Maurice a quatre ou cinq ans. Son tricycle est abandonné en travers d’un trottoir de la rue principale de Crouy. Son père vient d’arriver du marché et il a hissé son fils sur le capot de la camionnette. Une autre photo nous montre un Maurice plus âgé, plus proche physiquement de nos élèves de 6ème. Cette proximité gomme un peu de la distance qui tend à s’établir, du fait des habitudes prises et du temps qui passe, entre nos élèves, accueillis dès la 6ème par une explication du nom du collège, et cette mémoire à toujours réactiver.
Le travail de mémoire doit continuer. Le collège a communiqué l’an passé avec M. Matisson, partie civile au procès Papon (7) qui nous a fait une petite place sur son cédérom.
Des pages de notre site Internet reconstituent désormais l’album de photos de cette famille Wajsfelner, une famille perdue et retrouvée.

Car il y a sans doute quelque chose à puiser dans la douleur de la mémoire.

Dominique Natanson
Enseignant et formateur dans l’Académie d’Amiens


NOTES :
(1) Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, éd. Par l’auteur, 1978.
(2) Robert Attal, Soissons-Auschwitz, un aller simple, CDDP de l’Aisne,
1985. 
(3) Serge Klarsfeld, Les enfants d’Izieu, une tragédie juive, AZ
Repro, Paris, 1984.
(4) FTP-MOI : Francs Tireurs et Partisans – Main d’Œuvre Immigrée,
mouvement de combat de la résistance communiste dont faisait partie
le fameux groupe Manouchian, de l’« Affiche Rouge ». 
(5) Dominique Natanson, La Mémoire Juive en Soissonnais, édité
par l’Association « Mémoires », Soissons, 1992. 
(6) Cette question peut étonner plus de 50 ans après la Shoah.
Mais il faut se rendre compte que nombre de survivants n’ont pas cherché,
en 1945-46, à en savoir beaucoup plus sur le sort de leur famille, à l’exception de la famille immédiate. Quand, à chaque interrogation, la réponse est invariablement  » déporté ! », il est assez naturel que les jeunes survivants cessent de poser la question et cherchent seulement à revivre. C’est la génération
suivante qui relancera un questionnement. 
(7) Voir aussi un précédent article :  Papon, la désobéissance et l’éducation,
dans le supplément n° 4 des Cahiers Pédagogiques, Retour sur… l’éducation à la citoyenneté, octobre-novembre 1998. 


Voir l’autre article du même numéro : Qui de nous veille
de cet étrange observatoire…

Ces articles sont parus dans le n°379 des Cahiers Pédagogiques.
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