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« Qui de nous veille de cet étrange observatoire… » ?

Un article de Dominique Natanson paru dans les Cahiers Pédagogiques (n° 379 de décembre 1999)

Je vais passer Nuit et Brouillard aux 3ème C.

Ils arrivent en ordre dispersé. Ils sont « comme d’habitude ». Pas moi.
Ils se bousculent un peu en entrant dans la classe. Une élève, voyant le téléviseur sur sa table roulante, lance le classique : « On va regarder la télé, monsieur ? ». Un autre : « Il paraît qu’on va voir quelque chose d’horrible. Les autres nous l’ont dit ». Il est comme émoustillé, avec un grand sourire. Il ne comprend pas pourquoi je n’accueille pas son exclamation en lui renvoyant une « blague-carambar », une « vanne » comme nous en échangeons d’habitude. Il n’a visiblement pas compris vraiment ce que lui a dit cet élève d’une autre troisième qui a déjà vu le film ; il ne se rend pas compte que son attitude m’irrite au plus haut point et accroît mon malaise.
Après un silence, je saisis la balle au bond : « Cette séance de travail n’est en effet pas comme les autres. Je ne sais pas si j’ai raison de vous montrer ce film. L’histoire du XXe siècle comporte des moments très durs. Tous les ans, je me pose la question de savoir si j’ai le droit de choquer ainsi des élèves de Troisième. Je crois cependant qu’il faut que vous sachiez ce qui s’est passé. »
Les élèves hochent la tête comme s’ils voulaient signifier qu’ils souhaitent entrer dans cette connaissance délitante, cette « connaissance inutile » aurait dit Charlotte Delbo (1) . A l’exception d’un ou deux garçons plus immatures que la moyenne, ils ont déjà adopté un visage grave dont ils ne se départiront pas. Leur adhésion diminue mon malaise, sans le faire disparaître.
Je peux poursuivre : « Vous ne prendrez pas de notes aujourd’hui. Si des images vous gênent, vous pouvez fermer les yeux ou même sortir de la classe. » J’ajoute : « Cette semaine est pour moi la plus difficile de l’année scolaire parce que je vais voir quatre fois cette vidéo avec les quatre classes de Troisième. Ne vous étonnez pas si je ne regarde pas la totalité du film. J’ai du mal à le supporter ».

Professionnel ?

Tout en parlant, je me fais des reproches. Ne suis-je pas en train de me servir de mon prestige d’adulte pour leur faire accepter cette plongée dans l’horreur ? Ils me savent d’origine juive. Certains d’entre eux ont lu, sur la quatrième de couverture d’un livre (2) , une présentation rapide du drame familial de la déportation des miens. La pression affective que j’exerce sur eux est-elle déontologiquement acceptable ?
J’ai obtenu ainsi leur adhésion à mon projet : leur faire voir Nuit et Brouillard. Il faut maintenant que je revienne à la raison de ma présence parmi eux : les faire accéder à une connaissance, fût-elle traumatisante. Je dois professionnaliser ma prestation.

Alors, je leur donne rapidement quelques clés pour comprendre l’architecture du film. Sa date, les sources : images en noir et blanc datant d’avant 1947, images en couleur tournées dans les ruines d’Auschwitz. Je leur demande de bien repérer la coupure de 1942 : avant, des camps de concentration ; ensuite s’ajoutent les camps d’extermination. J’écris dates et mots au tableau. J’explique les mots « Revier(3) », « kapo » et « latrines » qu’ils ne connaissent pas.
Et je lance la cassette…

Un film essentiel, plutôt décrié aujourd’hui

Je me suis installé à une table du premier rang, tournant presque le dos à l’écran. Je connais ce film par cœur. Si je perds le fil quelques instants, un mot capté au vol suffit pour réamorcer dans mon esprit l’une des magnifiques phrases de Jean Cayrol. La magie désespérée du film de Resnais continue de faire effet. Mes élèves sont attentifs comme jamais. J’observe leurs visages. Les mains sont souvent sur la figure, pour tenir la tête, prêtes à cacher les yeux. Deux filles assises sur une table du fond ont rapproché leurs visages, presque à se toucher. Un garçon du premier rang a posé la tête sur la table, sur ses mains, dans une attitude que d’ordinaire je n’admettrais pas.
Bien sûr, je repère une nouvelle fois dans le film les passages les plus contestables : cette photo censurée du camp de Pithiviers, où un coin noir masque la présence d’un gendarme français, par exemple. Je remarque à nouveau que le mot « juif » n’est prononcé qu’une seule fois, au moment où il est question de « Stern, étudiant juif d’Amsterdam » et que cela fait bien peu…
Je connais ces critiques et j’ai parfois essayé de changer de support. J’ai ainsi fait entendre le témoignage de ce coiffeur de Tel-Aviv (4) qui autrefois coupait les cheveux des femmes dans la chambre à gaz même. Je suis toujours revenu à Nuit et Brouillard, malgré ses défauts. Peut-être à cause de la musique troublante du commentaire de Jean Cayrol, dont je me doute pourtant qu’il est en partie inaccessible à certains de mes élèves.

« Nous qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne… »

La fin du film approche : « Je ne suis pas responsable, dit le Kapo. Je ne suis pas responsable, dit l’officier. Alors qui est responsable ? » Intolérables images de charniers. Haut-le-cœur de beaucoup d’élèves. Depuis cette année, je leur communique par écrit les dernières phrases du film, ces phrases qui me hantent, ces phrases à relire plus tard.
« Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? » Je me prépare à me lever pour éteindre rapidement le magnétoscope, juste après le mot « FIN ». « … nous qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
Voilà, c’est fini. Le silence se prolonge, profond. Mon appel à des questions, à des réactions restera pratiquement sans réponse. Une relance autour du « Qui est responsable ? » n’obtiendra guère plus d’écho. Alors, je remplis le silence de quelques phrases presque chuchotées qui racontent la déportation de la famille soissonnaise des Wajsfelner, dont le collège porte le nom. La sonnerie arrive comme une délivrance.

Reconstruire du sens sur ces ruines-là ?

Il y a désormais un acquis commun à la classe, un vécu commun. Cette projection a joué un rôle déclencheur d’une réflexion intérieure. Une année scolaire doit être composée de quelques moments forts qui bousculent les équilibres stagnants et ouvrent des accès au savoir. C’est du moins ainsi que je rationalise, en bon constructiviste.
Le test sur le chapitre « Le nazisme » sera axé sur l’acquisition de connaissances précises : différencier Gestapo / SS / SA, camps de concentration / camp d’extermination ; dater précisément les Lois de Nuremberg… L’émotion que j’ai contribué à susciter ne doit pas envahir tout et remplacer une connaissance structurée : « Je ne veux pas que vous me disiez seulement qu’Hitler était un méchant personnage ». L’émotion doit être dépassée. J’y insisterai avec davantage de rigueur que d’habitude. Pour compenser ?

Devoir de vigilance

L’histoire n’est pas seulement étude du passé ; elle est aussi outil de compréhension du présent. Plus encore qu’un devoir de mémoire qui s’imposerait de façon un peu écrasante sur une génération, il existe un devoir de vigilance citoyen. La dernière partie du cours sur le nazisme présentera la problématique : « L’extrême-droite constitue-t-elle toujours un danger ? ». Un recueil d’articles de presse, d’extraits du programme et des déclarations du Front National sera le point de départ d’une recherche des concepts communs à toutes les extrêmes-droites : culte du chef, rejet de la démocratie, racisme en général et antisémitisme en particulier, natalisme et place subordonnée des femmes… Des points communs apparaîtront : quelques différences aussi qui ne permettent pas d’assimiler complètement un populisme teinté d’antisémitisme au national-socialisme. La notion de « négationnisme » sera expliquée, en « détail ».
Le prof aura repris son rôle de « conseiller technique » des apprentissages, qui aide à organiser la lecture des documents et la réalisation des tâches assignées. Une complicité muette demeure dans la gravité sombre qui préside au travail des élèves. Nuit et Brouillard a permis de délimiter l’espace d’un mal extrême. Peut-être au prix d’une blessure inguérissable dans notre confiance en l’humanité.
Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ?

Dominique Natanson
Enseignant et formateur dans l’Académie d’Amiens


NOTES
(1) Charlotte Delbo, Auschwitz et après, tome II, Une connaissance inutile, Editions de Minuit, 1970. —

(2) Dominique Natanson, La Mémoire Juive en Soissonnais, édité par l’Association « Mémoires », Soissons, 1992. —

(3) « Revier » : L’« infirmerie » (avec beaucoup de guillemets) des camps. —

(4) Dans Shoah de Claude Lanzman. —


Voir l’autre article du même numéro : Cet enfant juif déporté qui hante nos vies
Ces articles sont parus dans le n°379 des Cahiers Pédagogiques. On peut aller sur le site de ce mouvement pédagogique :

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