de Vassili GROSSMANN
1945
Version intégrale
The hell of Treblinka, by Vassili Grossmann, unabridged french version
Les intertitres ne sont pas de Vassili Grossmann ; ils ont été ajoutés pour permettre une meilleure navigation dans le texte. On cliquera sur le bouton de droite pour revenir au sommaire.
Sommaire
I
Des lieux désolés
A l’est de Varsovie, sur les rives du Bug occidental, s’étendent des sables et des marais, d’épaisses forêts de- pins et de feuillus. Sur cette terre indigente, les villages sont rares ; l’homme évite les étroits chemins où le pied s’enlise, où la roue plonge jusqu’au moyeu dans le sable profond.
Dans cette nature morne, à plus de soixante kilomètres de Varsovie, se trouve la petite station de Treblinka, sur la ligne de Siedlce, à proximité de Malkinia, point de croisement (les voies ferrées venant de Varsovie, de Bialystok, de Siedlce et de Lomza.
De tous ceux qui furent amenés à Treblinka en 1942, bien peu sans doute avaient traversé ces lieux en temps de paix, et promené leur regard distrait sur la monotonie du paysage fait de pins et de sable, de sable et de pins, avec çà et là des touffes de bruyères, un buisson desséché, une station morose, un croisement de lignes… Peut-être le regard ennuyé du voyageur avait-il remarqué un embranchement à voie unique partant de la station pour s’enfoncer dans le bois parmi les pins qui l’enserraient des deux côtés. Cet embranchement conduisait à une carrière de sable blanc qui servait pour les constructions industrielles et urbaines.
La carrière est à quatre kilomètres de la station, au milieu d’un terrain nu, si ingrat que les paysans le délaissent comme un désert en pleine forêt. Par endroits la terre est couverte de mousse; çà et là on voit se profiler la silhouette d’un pin chétif; un choucas ou une huppe bigarrée, de temps à autre, rayent le ciel. Ces lieux désolés avaient été choisis. avec l’approbation du Reichsführer des S. S. Heinrich Himmler, pour devenir un charnier colossal, tel que l’humanité n’en avait encore jamais connu avant nos jours cruels, même aux époques de barbarie primitive. Non, jamais l’univers n’avait rien vu d’aussi épouvantable. C’était ici le plus atroce des camps de la mort établis par les S. S., qui dépassait en horreur Sobibor, Majdanek, Belzyce et Oswiencim. haut
Le camp n°1
Il y avait deux camps à Treblinka le camp n° 1, où travaillaient des détenus de différentes nationalités, surtout des Polonais ; et le camp des Juifs le camp n° 2.
Le camp n° 1 (camp de travail ou disciplinaire) se trouvait- à proximité de la carrière de sable, non loin de l’orée du bois. De type ordinaire, il ressemblait aux centaines, aux milliers d’autres camps que la Gestapo avait établis dans les régions occupées de Est. Il datait de 1941. On y retrouvait comme la synthèse des principaux traits du caractère allemand, déformés dans l’affreux miroir du régime hitlérien. Ainsi passent, monstrueusement déformés dans le délire de la fièvre, les pensées et les sentiments qui étaient ceux du malade avant sa maladie. Ainsi un dément déforme dans ses actes la logique des actes et des idées de l’homme normal. Ainsi le criminel qui assène un coup de marteau sur le crâne de sa victime unit, à l’adresse que donne l’habitude, le coup d’oeil et la sûreté de main d’un forgeron, un sang-froid qui n’a plus rien d’humain. L’esprit d’épargne, la méthode, la propreté minutieuse, – autant de qualités propres à beaucoup d’Allemands et qui portent leurs fruits, dans l’agriculture et dans l’industrie. Mais l’hitlérisme les a mises au service du crime : dans le camp de travail polonais, la Reichs-S.S. opérait comme s’il se fût agi de cultiver des choux-fleurs ou des pommes de terre.
La superficie du camp était divisée en rectangles impeccables ; les baraquements étaient rigoureusement alignés; de petits bouleaux bordaient les allées couvertes de sable. Des bassins bétonnés avaient été construits pour les oies et les canards, et d’autres pour Ia lessive ; on y accédait par des escaliers commodes. Il y avait aussi, pour le personnel allemand, un four à pain modèle, un salon de coiffure, un garage, un distributeur d’essence avec son globe de verre, des dépôts. Le camp ressemblait beaucoup – avec ses jardinets, ses pompes à eau, ses routes, bétonnées – au camp de Majdanek, près de Lublin, et à des dizaines d’autres camps de travail établis, dans l’est de la Pologne, où la Gestapo et les S.S. se croyaient installés pour longtemps. Dans l’organisation de tous ces camps se, manifestent des traits bien allemands : la ponctualité, le calcul mesquin, l’amour de l’ordre poussé jusqu’à la manie, le culte de l’horaire et du schéma élaboré jusqu’en ses moindres détails. haut
Les raisons pour y être envoyé
On était envoyé au camp n° 1 pour un laps de temps parfois très court : quatre, cinq ou six mois. Il y avait là des Polonais coupables d’infraction aux lois du Gouvernement général, infraction de peu d’importance, bien entendu, car pour les cas graves c’était la mort sans différer. Etre dénoncé, avoir laissé échapper un mot dans la rue, ne pas s’être acquitté intégralement des livraisons, refuser à un Allemand sa voiture ou son cheval, être non pas convaincu, mais simplement soupçonné de sabotage à la, fabrique, ou encore, si l’on était une jeune fille, repousser les propositions d’un S. S, suffisait pour être envoyé au camp disciplinaire où languissaient des centaines, des milliers de Polonais : ouvriers, paysans, intellectuels, hommes et femmes, vieillards et adolescents, mères et enfants. Cinquante mille personnes environ ont passé par ce camp. Les Juifs n’y étaient conduits que s’ils étaient passés maîtres dans le métier de maçon, de tailleur, de boulanger, de cordonnier, d’ébéniste. Le camp comptait toutes sortes d’ateliers; celui de menuiserie, vaste, fournissait fauteuils, tables et chaises aux états-majors de l’armée allemande. haut
La liquidation du camp n° 1
Le camp n° 1, organisé en automne 1941, cessa d’exister le 23 juillet 1944, alors que les détenus entendaient déjà gronder au loin l’artillerie soviétique…
Ce jour-là, au petit matin, wachmanns et -S. S., après avoir bu un verre de schnaps pour se donner du cœur au ventre, procédèrent à la liquidation du camp. Lorsque vint la nuit, tous les détenus avaient été tués. Tués et enterrés. Sauf Maks Lewit, un menuisier de Varsovie qui, resté jusqu’au soir sous les cadavres de ses camarades, réussit à gagner la forêt. Il raconte que gisant dans la fosse, il entendit trente garçons entonner avant d’être fusillés un chant soviétique, et l’un d’eux s’écrier : « Staline nous vengera ! » ,Quand le petit Leib, l’idole du camp, tomba dans la fosse, il se releva en disant : « Monsieur le wachmann, vous m’avez raté. Tirez encore, et visez mieux ! » haut
Le règlement du camp
On sait aujourd’hui ce qu’était le régime du camp n° 1 : des dizaines de témoins, Polonais et Polonaises, évadés ou relâchés, nous ont parlé du règlement auquel les détenus étaient soumis. Nous savons tout du travail à la sablière et comment on précipitait au fond de la carrière ceux qui n’avaient pas rempli leur norme; nous savons ce qu’était la nourriture : cent soixante-dix à deux cents grammes de pain et un litre d’une lavasse infâme baptisée du nom de soupe; nous savons qu’on y mourait de faim et qu’on emportait sur des brouettes par delà les barbelés, pour leur donner le coup de grâce, ceux dont le corps était enflé; nous savons les orgies effrénées des Allemands; nous savons qu’ils violaient des jeunes filles et les tuaient après; qu’ils précipitaient les gens d’une hauteur de six mètres; que la nuit, leur bande ivre faisait irruption dans une baraque pour en tirer de dix à quinze détenus sur lesquels ils expérimentaient sans hâte différentes méthodes de mise à mort, tirant en plein cœur, dans la nuque, les yeux, la bouche, la tempe de leurs victimes. haut
Les noms des assassins
Nous savons les noms des S. S. du camp, leur caractère, leurs habitudes, – nous connaissons le chef du camp, l’Allemand de Hollande van Eypen, assassin forcené, débauché insatiable, amateur de beaux chevaux et de courses. Et le jeune Stumpf, dont le corps massif était secoué par des accès de rire irrépressibles chaque fois qu’il tuait un détenu ou qu’une exécution avait lieu en sa présence, Stumpf qu’on avait surnommé « la mort qui rit », et que Maks Lewit, laissé pour mort dans sa fosse, entendit rire la dernière fois le 23 juillet 1944, quand sur l’ordre du S.S. les wachmanns fusillaient les enfants. Nous connaissons Swiderski, dit « le champion du marteau », l’Allemand borgne d’Odessa qui n’avait pas son pareil pour l’assassinat « à l’arme blanche », et qui en quelques minutes tua à coups de marteau quinze enfants de huit à treize ans reconnus impropres au travail. Nous connaissons Preifi, dit « le Vieux ». une brute maigre, maussade et taciturne, qui avait l’air d’un tzigane. A l’affût près des ordures du camp, il attendait les détenus qui venaient en cachette manger des épluchures de pommes de terre; il leur ordonnait alors d’ouvrir lia bouche et tirait en plein dans cette bouche ouverte. C’était sa façon de se distraire.
Nous connaissons Schwarz et Ledecke, deux assassins professionnels qui s’amusaient à tirer, le soir, sur les détenus revenant du travail, et qui en abattaient tous les jours vingt, trente et jusqu’à quarante.
Le cerveau, le cœur, l’âme, les habitudes, les paroles, les actes de ces pervertis étaient l’affreuse caricature du cerveau, du cœur, de l’âme, des habitudes, des paroles, des actes ordinaires à l’homme. Le régime du camp, tout ce qu’on sait de leurs assassinats, leur amour des plaisanteries cyniques, qui rappellent celles de Burschen allemands ivres et batailleurs, leurs chansons sentimentales exécutées en chœur parmi les mares de sang, leurs discours sans fin aux condamnés à mort, leurs sermons, leurs sentences vertueuses soigneusement imprimées sur papier spécial : autant de monstruosités nées du vieux chauvinisme, de la suffisance, de la fatuité, de la morgue, du pédantisme allemands, d’une préoccupation exclusive de son petit nid et d’une indifférence glaciale pour tout ce qui vit, d’une foi fanatique et niaise en la supériorité de la musique, de la science, des vers, de la langue, des gazons, des W.-C., du ciel, de la bière et des maisons allemands. Les vices et les crimes horribles de ces hommes résultent des vices du caractère national allemand. haut
Le camp n°2
Tel était le camp n° 1, autre Majdanek, mais en plus petit. Et on eût pu croire qu’il n’y avait rien de plus affreux au monde. Mais ceux qui vivaient là savaient bien qu’il y avait un autre camp cent fois plus horrible que le leur. En mai 1942, les Allemands avaient en effet entrepris, à trois kilomètres de là, la construction d’une véritable usine de mort. Les travaux, auxquels étaient occupés plus de mille paires de bras, avaient rapidement progresse. Là, rien n’était prévu pour la vie tout pour la mort. L’existence de ce camp devait être tenue profondément secrète; tel était l’ordre de Himmler. Pas un homme ne devait en sortir vivant, et personne n’était autorisé à s’en approcher. On tirait sans avertissement sur quiconque passait par hasard à un kilomètre de là. Il était interdit aux avions allemands de survoler la région. Jusqu’au tout dernier moment, les victimes qu’une ramification de la vole amenait au camp ignoraient le sort qui les attendait. Les gardiens qui accompagnaient les convois n’étaient pas admis à franchir l’enceinte extérieure du camp : lorsque les wagons arrivaient, des S.S. venaient relever les gardiens. haut
L’arrivée des trains
Le train, ordinairement composé de soixante wagons, s’arrêtait dans le bois qui masquait le camp, où il était divisé en trois rames de vingt wagons chacune, que la locomotive, allant à reculons, Poussait successivement jusqu’au quai, à l’intérieur du camp; elle-même s’arrêtait juste devant les barbelés, ce qui fait que ni le mécanicien ni le chauffeur ne pénétraient dans le camp. Lorsque la rame était déchargée, le sous-officier S. S. de service sifflait les vingt wagons suivants qui attendaient à deux cents mètres. Quand les soixante wagons étaient vides, la Kommandantur téléphonait à la station que le convoi suivant Pouvait se mettre en route. Celui qu’on venait de décharger partait pour la carrière prendre du sable qu’il emportait à Treblinka ou à Malkinia.
On avait mis à Profit la situation géographique de Treblinka : les convois chargés de victimes arrivaient ici des quatre coins du monde : de l’ouest et de l’est, du nord et du sud. Ils venaient de villes polonaises de Varsovie, de Miendzyrzec, de Czenstochowa, de Siedlce, de Radom, de Lomza, de Bialystok, de Grodno; ils venaient de Biélorussie, d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, d’Autriche, de Bulgarie et de Bessarabie. Pendant treize mois, les convois se succédèrent en direction de Treblinka ; chacun d’eux comptait soixante wagons, et sur chaque wagon des chiffres avaient été tracés à la craie : 150, 180, 200 ; ils indiquaient le nombre de personnes qui- s’y trouvaient. Des employés du chemin de fer et des paysans tenaient en secret le compte de ces trains. Karzimierz Skarzynski, un vieux de soixante-deux ans habitant Wolka (l’agglomération la plus proche du camp), m’a dit que certains jours il était passé jusqu’à dix trains devant Wolka sur la seule ligne de Siedlce, et qu’au cours de ces treize mois, bien rares avaient été les jours où l’on n’avait vu passer aucun train. Or, ce n’était qu’une des quatre lignes qui mènent à Treblinka. Lurjan Cukowa, mobilisé par les Allemands pour travailler à l’entretien de la voie conduisant au camp n° 2, affirme que du 15 juin 1942 au mois d’août 1943, il vit passer chaque jour de un à trois convois dont chacun comptait soixante wagons de cent cinquante personnes au moins. Nous avons recueilli des dizaines de témoignages analogues. Si même nous réduisons ces chiffres de moitié, nous pouvons dire qu’en l’espace de treize mois, environ trois millions de personnes furent amenées au camp. Mais nous y reviendrons.
Le camp lui-même, avec sa ceinture extérieure, son quai, les dépôts où étaient rassemblés les objets ayant appartenu aux victimes et les autres locaux accessoires, occupait une superficie peu considérable : sept cent quatre-vingt mètres sur six cents. Si pour un instant on avait des doutes quant au sort des millions d’êtres amenés là, si l’on pouvait supposer ne fût-ce qu’une seconde que les Allemands ne les assassinaient pas aussitôt arrivés, on se demanderait : où sont-ils donc ces hommes qui pourraient constituer la population d’un petit Etat ou d’une grande capitale d’Europe ? Pendant treize mois – pendant trois cent quatre-vingt-seize jours – les convois sont repartis chargés de sable ou bien à vide : personne n’est revenu du camp n° 2. Mais aujourd’hui la question se pose, terrible comme un glas : « Caïn, où sont-ils donc ceux que tu avais amenés ici ? »
Le fascisme n’a pu tenir secret le plus grand de ses crimes. Mais ce n’est pas parce que des milliers d’hommes en ont été les témoins involontaires : sûr de l’impunité, Hitler résolut d’exterminer des millions d’innocents dans l’été de 1942, période des plus grands succès militaires fascistes; on sait aujourd’hui que c’est en 1942 que le chiffre des assassinats fut le plus élevé : les fascistes montrèrent alors ce dont ils étaient capables. Si Adolf Hitler avait vaincu, il aurait su faire disparaître toutes les traces de ses crimes; il aurait su réduire au silence tous les témoins, eussent-ils été dix fois plus nombreux ; aucun n’eût soufflé mot. C’est pourquoi je m’incline une fois de plus devant ceux qui, en automne 1942, dans le silence du monde qui célèbre aujourd’hui sa victoire, ont arrêté, sur la rive abrupte de la Volga, l’armée allemande derrière laquelle bouillonnaient des flots de sang innocent, – devant les vainqueurs de Stalingrad, devant l’Armée rouge qui a empêché Himmler de faire le secret sur Treblinka. haut
Les témoins
Aujourd’hui les hommes ont parlé, les pierres et la terre ont porté témoignage. Et nous pouvons, sous les yeux de l’humanité et devant la conscience du monde, parcourir l’un après l’autre les cercles de l’enfer de Treblinka, auprès duquel pâlit l’enfer de Dante.
Tout ce que vous allez lire, je l’ai reconstitué d’après les récits de témoins vivants, les déclarations d’hommes qui ont travaillé à Treblinka depuis sa création jusqu’au 2 août 1943, jour où les condamnés à mort se révoltèrent, brûlèrent le camp et s’enfuirent dans les bois. Les wachmanns faits prisonniers ont confirmé mot pour mot les dires des témoins et les ont parfois complétés. Tous ces hommes, je les ai vus de mes propres yeux, je leur ai parlé longuement, j’ai devant moi leurs dépositions écrites. Ces témoignages, de sources pourtant différentes, concordent parfaitement, qu’il s’agisse de Bari, le chien du chef du camp, ou de la technique de l’assassinat en masse, de l’organisation du meurtre à la chaîne.
Engageons nous donc dans les cercles successifs de l’enfer de Treblinka. haut
D’où venaient les victimes ?
Quels étaient ceux que les convois amenaient ? Des Juifs surtout, mais aussi des Polonais, des Bohémiens. Au printemps de 1942, toute la population juive de Pologne, d’Allemagne, des régions occidentales de Biélorussie avait été parquée dans des ghettos. Des millions d’ouvriers, d’artisans, de médecins, de professeurs, d’architectes, d’ingénieurs, d’instituteurs, d’artistes, vivaient confinés avec leurs femmes, leurs filles, leurs fils, leurs mères et leurs pères dans les ghettos de Varsovie, de Radom, de Czenstochowa, de Lublin, de Bialystok, de Grodno et dans des dizaines d’autres, plus petits. Celui de Varsovie comptait à lui seul environ cinq cent mille habitants. Cette réclusion, c’était la première partie, la partie préliminaire du plan hitlérien d’extermination des Juifs. Au cours de l’été 1942, on décida de mettre à exécution la seconde partie du plan – la destruction physique des Juifs. Himmler se rend alors à Varsovie et donne des ordres en conséquence. Nuit et jour les travaux se poursuivent : on construit la fabrique de mort de Treblinka. Dès juillet, les premiers convois arrivent de Varsovie et de Czenstochowa. On a dit à tous ces gens qu’on les emmenait en Ukraine pour les travaux agricoles. Ils ont avec eux vingt kilos de bagage, plus leur nourriture; c’est tout e qu’on leur a permis d’emporter. haut
Le voyage dans les trains de déportation
Plus d’une fois les Allemands firent prendre à leurs victimes des billets pour « Ober-Majdan »; c’est ainsi qu’ils avaient baptisé Treblinka. On commençait à parler dans toute la Pologne de ce lieu horrible. Dès lors les S. S. évitèrent de prononcer le mot de Treblinka quand ils faisaient monter leurs victimes en voiture. Mais leur comportement ne laissait aux voyageurs aucun doute sur le sort qui les attendait. Ils étaient entassés à cent cinquante au moins, souvent à cent quatre-vingts et parfois à deux cents dans un wagon à marchandises, et pas une seule fois ils ne recevaient à boire pendant tout le trajet qui durait jusqu’à deux ou trois jours. Ils étaient torturés par la soif au point d’en être réduits à boire leur urine. Pour cent zlotys les gardiens promettaient une gorgée d’eau, mais le plus souvent ils n’apportaient rien. On était si serré que parfois il fallait voyager debout. En cours de route, surtout pendant les journées étouffantes de l’été, il mourait dans chaque wagon plusieurs personnes : des vieux et des cardiaques. Comme on n’ouvrait pas les portes avant d’être arrivé à destination, leurs corps qui commençaient à se décomposer empoisonnaient l’air. Si quelqu’un faisait flamber une allumette pendant la nuit, les gardiens ouvraient le feu. Le coiffeur Abram Kon raconte que dans son wagon, ils blessèrent ainsi un grand nombre de personnes et en tuèrent cinq.
Pour ceux qui arrivaient des autres pays France, Bulgarie, Autriche, etc., le voyage était tout différent. Ils n’avaient jamais entendu parler de Treblinka, et jusqu’au dernier moment ils étaient persuadés qu’on les emmenait travailler. Les Allemands faisaient miroiter les commodités et les charmes de la vie nouvelle qui les attendait. Certains convois arrivèrent chargés de gens qui avaient cru partir en pays neutre : ils étaient munis de passeports étrangers et avaient obtenu des autorités allemandes, en y mettant le prix, les visas nécessaires.
Un jour le train amena à Treblinka des citoyens du Canada, des Etats-Unis et d’Australie, que la guerre avait surpris en Europe : après bien des démarches et moyennant de gros pots-de-vin, ils avaient obtenu de partir en « pays neutre » ! Les trains venant d’Europe occidentale avaient des wagons-lits et des wagons-restaurants. Ils étaient desservis par le personnel ordinaire : ici, pas de gardiens. Les voyageurs emportaient des coffres volumineux, d’énormes valises, et de la nourriture en quantité. Les enfants descendaient aux arrêts et s’informaient auprès des employés : serait-on bientôt à Ober-Majdan ?
De temps à autre il arrivait des convois de Bohémiens venant de Bessarabie et d’autres régions. Des trains amenèrent aussi de jeunes Polonais, paysans et ouvriers, qui s’étaient soulevés ou avaient pris part à la guerre des partisans.
Il est difficile de dire ce qui est le plus affreux : d’aller à la mort dans d’horribles souffrances en sachant que chaque instant vous rapproche d’elle, ou bien de regarder par la portière d’un wagon de première classe dans, une ignorance complète de ce qui vous attend, tandis que de la station on téléphone déjà au camp pour annoncer l’arrivée du train et le nombre des nouvelles victimes. haut
L’arrivée au camp
Pour tromper jusqu’au bout ceux qui venaient d’Europe, un semblant de gare avait été aménagé sur le quai où les rames de vingt wagons venaient se décharger l’une après l’autre. Une gare avec ses guichets, sa consigne et son restaurant. Des flèches indicatrices disaient – « Trains pour Bialystok », « pour Baranowicze », « pour Wolkowysk », etc. L’arrivée du convoi était saluée par un orchestre; tous les exécutants étaient vêtus de façon impeccable. Un homme eu tenue d’employé du chemin de fer demandait les billets et faisait sortir les voyageurs sur une place. Ils étaient trois ou quatre mille, chargés de sacs et de valises. Les jeunes soutenaient les vieillards et les malades. Les mères portaient leurs enfants dans leurs bras; les plus âgés se serraient contre leurs parents et promenaient à la ronde des regards curieux. Cette place, foulée par des millions de pieds,, avait quelque chose d’inquiétant, de tragique. L’oeil aux aguets saisissait bientôt des détails alarmants. Çà et là, sur le sol balayé à la hâte (juste avant l’arrivée du train, c’était visible) des objets abandonnés traînaient encore : baluchons de vêtements, valises ouvertes, blaireaux, casseroles émaillées…
D’où venaient-ils ? Et pourquoi, passé le quai, la voie s’interrompait-elle tout à coup ? Pourquoi cette herbe jaune et ces barbelés de trois mètres de haut ? Où étaient les lignes de Bialystok, Siedlce, Varsovie, Wolkowysk ? Pourquoi les nouveaux gardiens avaient-ils ce ricanement étrange devant les hommes qui rectifiaient la position de leur cravate, les petites vieilles à la mise soignée, les garçons en costumes marins, les minces jeunes filles qui avaient su pendant tout le voyage garder propre leur toilette, les jeunes mamans enveloppant avec amour les nourrissons dans leurs couvertures ? Tous ces wachmanns en uniformes noirs, tous ces sous-officiers S. S. ressemblaient étonnamment aux conducteurs (l’un troupeau poussé à l’abattoir. Pour eux, les nouveaux arrivés n’étaient déjà plus des vivants, et ils ne pouvaient s’empêcher de sourire devant leurs pudeurs, leurs marques d’amour, leur crainte, leurs attentions affectueuses, et le soin qu’ils prenaient des choses.
Qu’elles leur semblaient drôles, ces mères qui grondaient leurs enfants parce qu’ils s’étaient écartés de quelques pas ou qu’ils avaient sali leur petite vareuse, ces hommes s’épongeant le front de leur mouchoir et fumant des cigarettes, ces jeunes filles arrangeant leur coiffure et serrant leur jupe contre elles, quand passait un coup de vent. Drôles, les vieux qui tâchaient de s’asseoir sur les valises, ,et ceux qui passaient avec un volume sous le bras, et les malades qui s’enveloppaient le cou d’une écharpe… Il arrivait quotidiennement à Treblinka jusqu’à vingt mille personnes; c’étaient des journées vides que celles ,où il ne sortait de la gare que six ou sept mille « voyageurs ». Quatre ou cinq fois par jour, la place se remplissait de monde. Et ces dizaines, ces centaines de milliers d’yeux interrogateurs et inquiets, ces visages jeunes ou vieux, ces belles jeunes filles aux boucles noires ou au front nimbé d’or, ces vieillards chauves, voûtés, recroquevillés, ces adolescents timides n’étaient qu’un torrent où sombraient la Raison et la Science, l’amour des jeunes filles et la curiosité des enfants, la toux des vieillards et le cœur de l’homme. Et ceux qui arrivaient sentaient en frémissant se poser sur eux des. regards étranges, narquois, réticents, repus, pleins de la supériorité de la brute vivante sur l’homme mort. En l’espace d’un instant, leurs yeux enregistraient sur la place maints, détails insolites. Qu’était-ce donc que cet énorme mur de six mètres, tout tapissé de branches de pins jaunissantes et de couvertures ? Bien inquiétantes aussi, ces couvertures ouatées de toutes les couleurs, faites de soie ou d’indiennes et si pareilles à celles qu’ils apportaient eux-mêmes… D’où venaient-elles ? Ceux à qui elles appartenaient n’en avaient donc plus besoin ?… Et ces hommes, à brassard bleu qui étaient-ils ? On se rappelait des réflexions récentes, de soudaines, alarmes, certains mots chuchotés. Mais non, non, non ! C’était impossible ! Et l’on chassait l’horrible pensée. L’inquiétude durait à peine : deux ou trois minutes peut-être, jusqu’à ce que tous se fussent réunis sur la place. Cela traînait toujours : il y avait des infirmes, des boiteux, des vieillards et des malades qui avaient peine à se mouvoir. haut
Vers la chambre à gaz
Enfin, tous étaient rassemblés. L’Unterscharführer (sous-officier des troupes S.S.) les invitait alors, à voix haute et en détachant bien les mots, à laisser là leurs bagages et à se rendre au bain en n’emportant que leurs papiers, les objets de valeur et le strict nécessaire pour se laver. Des dizaines de questions se pressaient sur leurs lèvres : fallait-il prendre du linge ? pouvait-on défaire les paquets ? retrouverait-on ses affaires ? est-ce que rien n’aurait disparu ? Mais on ne sait quelle force étrange les obligeait à se taire, à se diriger bien vite sans souffler mot, sans même jeter un coup d’œil en arrière, vers l’entrée pratiquée dans le mur de barbelés de six mètres de haut, camouflé par des branches. Ils passaient devant les « hérissons » antichars, devant des barbelés trois fois hauts comme un homme, le long d’un fossé antitanks de trois mètres de large, puis de nouveau devant un fil d’acier mince roulé, tortillé en buissons, et encore le long du mur que faisaient des mètres et des mètres de barbelés. Un sentiment affreux – celui d’être perdu irrévocablement – s’emparait des condamnés ; impossible de fuir, de revenir en arrière, d’engager le combat : sur les tours de bois, basses et trapues, des mitrailleuses étaient braquées. Appeler à l’aide ? Mais il n’y avait autour d’eux que des S. S. et des wachmanns armés de mitraillettes, de grenades, de pistolets ; ils étaient la Force, ils possédaient les chars et les avions, les terres, les villes, le ciel, les chemins de fer, la loi, les journaux, la T. S. F. Le monde entier se taisait, écrasé, asservi aux bandits bruns dont il subissait la domination. Très loin pourtant, à des milliers de kilomètres, l’artillerie soviétique tonnait sur les bords de la Volga : elle proclamait la volonté, du peuple russe de vaincre ou de mourir pour la liberté; elle appelait à la lutte tous les peuples du monde… haut
Le tri des bagages
Devant la gare, rapides et silencieux, deux cents ouvriers aux brassards bleu ciel défaisaient les paquets, ouvraient les paniers et les valises, déliaient les courroies des porte-plaid. Ils procédaient au triage et à l’évaluation des objets laissés là par le groupe qui venait d’arriver : nécessaires à ouvrage soigneusement rangés, pelotes de fil, caleçons d’enfant, maillots, draps, chandails, ciseaux, nécessaires de toilette, liasses de lettres, photographies, dés, flacons de parfum, miroirs, bonnets, chaussons, bottes taillées dans des couvertures d’ouate en prévision du froid, souliers de femmes, bas, dentelles, pyjamas, paquets de beurre, café, boîtes de cacao, vêtements de prière, chandeliers, livres, biscottes, violons, jeux de cubes… Il fallait une grande habileté professionnelle pour trier en quelques minutes ces milliers d’objets, les évaluer, séparer ce qui serait envoyé en Allemagne du reste, des choses vieilles et rapiécées qui devaient être jetées au feu. Malheur à qui mettait une valise de fibre avec les valises de cuir; gare à qui laissait parmi les vieilles chaussettes reprisées une paire de bas neufs venant de Paris. On ne se trompait qu’une fois, jamais deux.
Quarante S. S. et soixante wachmanns travaillaient au « transport », c’est-à-dire à ce que j’appellerai la première phase de l’opération : réception du convoi, acheminement des, « voyageurs » vers la « gare , et la place, surveillance des ouvriers chargés de trier et d’évaluer les objets, qui de temps à autre, trompant la vigilance de leurs gardiens glissaient rapidement dans leur bouche un morceau de pain, un bout de sucre ou un bonbon trouvés dans les paquets. Le travail terminé, on leur permettait de se laver les mains et le visage à l’eau de Cologne et au parfum, car l’eau manquait à Treblinka, et seuls les Allemands et les wachmanns en usaient pour se laver.
Tandis que les nouveaux arrivés se préparaient à prendre un bain, le triage s’achevait. Les objets de valeur étaient emportés au dépôt; les lettres, les photos de nouveau-nés, de frères, de fiancées, les faire-part de mariage jaunis par le temps, ces milliers de choses infiniment chères et précieuses pour ceux à qui elles appartiennent, mais qui pour le . s maîtres de Treblinka n’offraient aucun intérêt, étaient réunies en tas et jetées dans d’immenses fosses au fond desquelles gisaient déjà des centaines de milliers d’autres lettres, cartes postales, cartes de visite, photographies, papiers couverts de gribouillis d’enfants, de dessins naïfs aux crayons de couleur. Et la place, balayée à la hâte, était prête à recevoir un nouveau contingent. ⬏
Révoltes
Mais cela ne se passait pas toujours ainsi. Quand les détenus savaient à quoi s’en tenir, il y avait des révoltes. Le paysan Skrzeminski raconte qu’il vit deux fois des gens s’élancer vers le bois après avoir brisé la porte du wagon et, culbuté leurs gardiens; ils furent abattus à coups de mitraillettes. Quatre hommes portaient dans leurs bras des enfants de quatre à six ans, qui furent tués eux aussi. La paysanne Mariana. Bukus rapporte des cas analogues. Un jour qu’elle travaillait aux champs, soixante personnes qui s’étaient échappées du train et cherchaient à gagner la forêt furent assassinées sous ses yeux.
Maintenant, le contingent des condamnés est arrivé sur une autre place, à l’intérieur de la deuxième enceinte, devant un énorme baraquement; à droite il y en a trois autres, plus petits : deux dépôts de vêtements et un dépôt de chaussures. Plus loin, à gauche, se trouvent les casernes des S. S. et des wachmanns, les magasins de, vivres, l’étable, des voitures légères, des camions, une auto blindée. Bref, on a l’impressions d’un camp ordinaire, en tous points semblable au camp n° 1.
On aperçoit, à l’angle sud-est de la place, une étendue close par des branchages devant laquelle se dresse une espèce de guérite avec l’inscription : « Hôpital ». Les impotents et les malades dont l’état est grave, transportés sur des brancards, y sont reçus par un docteur en blouse blanche. Mais nous en reparlerons. ⬏
La séparation
La deuxième phase de l’opération consistait à annihiler la volonté des victimes par des ordres incessants, où la lettre r claquait comme un fouet; ils étaient lancés de cette voix impérieuse dont est si fière l’armée allemande, parce qu’elle « prouve » que les Allemands sont une race de maîtres.
« Achtung ! » La voix du Scharführer jetait dans le silence tragique la formule consacrée qu’il répétait Plusieurs fois par jour depuis de longs mois :
« Les hommes restent où ils sont. les femmes et les enfants iront se déshabiller dans les baraques à gauche. »
Alors c’étaient des scènes affreuses. L’amour maternel, conjugal, filial leur (lisait à tous qu’ils se voyaient pour la dernière fois. Des poignées de main, des baisers, des bénédictions, des larmes, de courtes phrases où l’on mettait toute sa tendresse et toute sa douleur… Les psychiatres de la mort savaient qu’il fallait sans tarder couper court à tout cela. Ces brutes connaissaient les lois très simples que l’on applique dans tous les abattoirs du monde, et ils les appliquaient aux hommes.
C’était l’une des parties les plus délicates dé l’opération, le moment où l’on séparait les filles de leurs pères, les mères de leurs fils, les grand-mères de leurs petits-enfants, les maris de leurs femmes.
« Achtung ! Achtung ! » De nouveau il fallait troubler les raisons, les bercer d’espoir, présenter les règles de mort comme des règles de vie. Et la voix scandait :
« Les femmes et les enfants enlèveront leurs chaussures avant d’entrer. Les bas doivent être déposés dedans ; les chaussettes des enfants seront mises dans leurs chaussons, leurs sandales, leurs bottines. Ne nous trompons pas ! »
Après une courte pause, la voix reprenait « En allant au bain, emportez vos bijoux, vos papiers, votre argent, un essuie-mains et du savon… Je répète… » ⬏
Les cheveux des femmes
Dans le baraquement des femmes, il y avait un « salon de coiffure » où on les passait à la tondeuse ; on enlevait aux vieilles leur perruque. Étrange instant psychologique : au témoignage des coiffeurs, en se voyant dépouiller de leurs cheveux, les femmes étaient persuadées qu’elles allaient au bain. Parfois, l’une d’elles passant la main sur sa tête disait : « Ici un peu plus court, s’il vous plaît… Egalisez… » Presque toutes sortaient rassurées, avec un morceau de savon et une serviette, mais les jeunes regrettaient leurs belles tresses. Pourquoi donc coupait-on aux femmes leurs cheveux ? Etait-ce pour les tromper ? Non, c’était pour les utiliser comme matière première… J’ai demandé à bien des gens ce que les Allemands faisaient de tous les cheveux de celles qui allaient mourir. Ils m’ont répondu que les énormes tas de boucles et de tresses noires, dorées ou blondes, étaient désinfectés, pressés dans des sacs et expédiés en Allemagne. Des témoins ont confirmé que ces sacs portaient en effet des adresses allemandes. Mais là-bas, que faisait-on de ces cheveux ? Nul n’a pu me répondre. Un certain Kon, dans ses déclarations écrites, affirme qu’ils allaient au département de la Marine de Guerre ; ils servaient à bourrer des matelas, à tresser des cordages pour les sous-marins, etc.
Cette déclaration doit être confirmée, et elle le sera, par le grand-amiral Raeder qui était en 1942 à la tête de la Flotte allemande. ⬏
Les hommes
Les hommes, eux, se déshabillaient dans la cour. On en désignait, dans le premier contingent de la journée, de cent cinquante à trois cents parmi les plus robustes, qui étaient chargés d’enterrer les cadavres et que, d’ordinaire, on tuait le lendemain. Les hommes devaient se déshabiller rapidement, mais ranger avec soin leurs chaussures, leurs chaussettes, leur linge, leur veste et leur pantalon. Tout cela était ensuite trié par une deuxième équipe, dite « rouge » à cause de la couleur des brassards. Ce qui pouvait être expédié en Allemagne était sur-le-champ porté au dépôt; toute marque de fabrique, métallique ou autre, était soigneusement enlevée. On brûlait le reste ou bien on l’enterrait dans des fosses. Cependant, l’inquiétude ne cessait de grandir. Quelle était cette effroyable odeur que coupait à tout moment celle du chlorure de chaux ? Pourquoi ces essaims de mouches grasses et obsédantes, ici, parmi les pins ? Le souffle rauque, le cœur battant, on cherchait jusque dans les moindres indices la clef de l’énigme; on voulait soulever un coin du voile… Pourquoi là-bas, en direction du sud, ce fracas d’excavateurs géants ?
Les gens nus étaient conduits à des guichets où ils devaient remettre leurs papiers et objets de valeur. Et de nouveau la voix s’élevait, terrible, hypnotisante : « Achtung ! Achtung ! Achtung ! Quiconque tentera de dissimuler des objets de valeur sera puni de mort ! »
Le Scharführer était assis dans une petite cabane de planches. Il était entouré de S. S. et de wachmanns qui se tenaient debout. Il y avait près de la cabane plusieurs caisses de bois : une pour les billets de banque, l’autre pour les pièces de monnaie, une troisième pour les montres, les bagues, les bracelets, les boucles d’oreilles et les broches ornées de pierres précieuses. Les papiers, désormais inutiles, jonchaient la terre, les papiers de ceux qui dans une heure seraient entassés dans la fosse. Mais on triait soigneusement l’or et les objets précieux : des dizaines. de joailliers établissaient le titre du métal, la valeur des pierres, la pureté des diamants.
Cuir, papiers, tissus, ces brutes utilisaient tout ce qui avait appartenu à l’homme ; ils ne faisaient Il que de cette chose précieuse entre toutes : sa vie. Combien d’esprits vastes et puissants, de cœurs purs, de beaux yeux d’enfants, de doux visages de vieilles, combien de jeunes filles fières de leur beauté que la nature avait mis des siècles et des siècles à créer, ont été précipités, énorme flot silencieux, dans l’abîme du néant ? Quelques secondes suffisaient pour détruire ce que la nature et le monde avaient créé dans le gigantesque et douloureux enfantement de la vie.
Au guichet, tout changeait brusquement : finie la torture du mensonge qui les tenait tous dans l’hypnose de l’ignorance et dans la fièvre, et qui les faisait soudain passer de l’espoir au désespoir, des visions de la vie à l’horreur du néant. Elle avait été jusque-là un des éléments de la chaîne qui, implacablement, les conduisait à la mort. Elle avait facilité aux S. S. leur travail, mais au dernier acte du pillage, ils levaient le masque, brisant les doigts des femmes pour en retirer les bagues et leur arrachant leurs boucles d’oreilles. ⬏
« La route d’où l’on ne revient plus »
A la dernière étape, il fallait faire vite; le mot « Achtung ! » était remplacé par un autre, qui sifflait et claquait: « Schneller ! Schneller! Schneller ! » Plus vite ! Plus vite ! Plus vite 1
Au pas de course dans le néant ! On sait par la cruelle expérience de ces dernières années que lorsqu’il est nu, l’homme perd toute velléité de résistance et cesse de lutter contre le sort; en même temps que ses vêtements, il a perdu l’instinct de la vie et il accepte ce qui lui arrive comme une fatalité. Ceux-là même deviennent passifs en qui la vie bouillonnait. Néanmoins, pour éviter toute surprise, les S. S. soumettaient à un abêtissement monstrueux ces victimes arrivées à la dernière étape de leur calvaire.
Comment s’y prenaient-ils ?
Ils avaient recours à une cruauté soudaine, absurde et inutile. Ces gens nus auxquels on avait tout enlevé mais qui s’obstinaient à demeurer des hommes et qui l’étaient mille fois plus que les brutes en uniforme qui les entouraient – continuaient à respirer, à voir et à penser; leur cœur battait encore. Tout à coup, on leur arrachait des mains leur savon ;et leur serviette, et on leur ordonnait de se ranger par cinq.
« Hände hoch ! Marsch ! Schneller ! Schneller ! » (Les mains en l’air ! Marche ! Plus vite ! Plus vite !)
Ils s’engageaient alors dans une allée toute droite, plantée de fleurs et de sapins, longue de cent vingt mètres et large de deux. D’un bout à l’autre, à gauche et à droite, des fils de fer étaient tendus, où les wachmanns aux vareuses noires et les S.S. en uniformes gris se tenaient côte à côte. L’allée était couverte de sable blanc, et ceux qui marchaient en tête avec leurs bras levés y découvraient l’empreinte encore fraîche d’autres pieds nus. Plus petits que les leurs : ceux des femmes; tout petits ceux des enfants; ou bien grands et lourds ceux des vieillards. Ces dessins éphémères dans le sable étaient tout ce qui restait des milliers d’autres victimes qui venaient de suivre ce chemin comme le faisaient en cet instant ces quatre mille hommes, et comme le feraient deux heures plus tard ceux qui attendaient dans la forêt. Ils passaient comme on était passé la veille et, dix jours auparavant, comme on passerait le lendemain et cinquante jours après; ils passaient comme tant d’autres ont passé pendant les treize mois qu’a duré cet enfer.
Cette allée, les Allemands l’avaient baptisée : la « route d’où l’on ne revient plus ».
Un anthropoïde grimaçant, dont le nom était Soukhomil, se trémoussait et criait en écorchant à dessein les mots allemands :
« Schneller, schizeller, mes petits ! L’eau du bain va être froide. Allons, allons, dépêchons-nous ! »
Et là-dessus, il éclatait de rire, se contorsionnait et se mettait à gambader. Les hommes aux bras levés marchaient en silence entre deux haies de gardiens, sous les coups de crosse et de matraque, et les enfants couraient car ils avaient peine à suivre les adultes. ⬏
La férocité du S.S. Zepf
Tous les témoignages concordent sur la férocité du S.S. Zepf à la dernière étape de ce chemin de la croix. Zepf s’était spécialisé dans l’assassinat des petits. Doué d’une force herculéenne, il saisissait brusquement un enfant dans la foule, le brandissait comme une massue et lui fracassait la tête contre le sol, on bien le déclarait en deux.
J’avais entendu parler de ce monstre, pourtant né d’une femme, mais j’avais tenu pour insensé, pour incroyable, ce qu’on m’en avait raconté. Cependant, après m’être entretenu avec des témoins oculaires, je compris que c’était là un des aspects du régime de l’enfer de Treblinka qui cadrait parfaitement avec tout le reste, et je crus à l’existence de cet homme.
Les actes de Zepf étaient en effet nécessaires; ils contribuaient à provoquer le choc psychique; ils étaient une manifestation de cette cruauté alogique qui écrasait les volontés et les consciences. Zepf était un rouage utile, indispensable, dans la formidable machine de l’Etat fasciste.
Ce qui doit faire horreur, ce n est pas que la nature produise de ces dégénérés : les monstres ne sont-ils pas nombreux dans le monde organique : les cyclopes, les êtres; à deux têtes, et aux dépravations spirituelles correspondantes ? Ce qui est terrible, c’est ,que ces êtres, qui devraient être des cas isolés et servir à l’étude des phénomènes psychiques, sont considérés dans un certain Etat comme des citoyens normaux, actifs. Leur idéologie délirante, leur psychologie pervertie, leurs crimes épouvantables sont un élément nécessaire de l’état fasciste. Ils sont la base même de l’Allemagne hitlérienne; ils sont des dizaines, des centaines de mille vêtus de l’uniforme, armés, décorés des ordres du Reich; ils ont été pendant des années les maîtres absolus de la vie des peuples de l’Europe. Ce qui doit faire horreur, ce sont moins ces êtres que l’état qui les a tirés de leurs trous, de leurs ténèbres, de leurs souterrains, parce qu’ils lui étaient utiles, nécessaires, indispensables, à Treblinka près de Varsovie, à Majdanek près de Lublin, à Belzyce, à Sobibor, à Oswiencim, à Babi-Yar, à Domanevka près d’Odessa, à Trostianetz près de Minsk, à Ponary en Lituanie, dans des dizaines et des centaines de prisons, de camps’ de travail ou disciplinaires, de camps d’extermination.
Quel qu’il soit, un Etat ne tombe pas du ciel. Ce sont les rapports matériels et idéologiques qui créent le régime politique, et cela étant, on sera saisi d’horreur pour peu qu’on réfléchisse.
Des « guichets » au lieu de l’exécution, il y avait de deux à trois minutes de marche. Roués de coups, assourdis par les cris, les malheureux débouchaient sur une troisième place, et pour un instant s’arrêtaient interdits. ⬏
La chambre à gaz
Devant eux se dressait un bel édifice de pierre avec ornements de bois et qui faisait songer à un temple antique. Cinq marches bétonnées conduisaient à des portes basses, mais très larges, massives et d’un beau travail. Des fleurs poussaient devant l’entrée que décoraient de grands vases. » Mais tout autour, c’était le chaos : on voyait partout des montagnes de terre fraîchement remuée ; de ses pinces d’acier, un formidable excavateur projetait en grinçant des tonnes de sable jaune, et la poussière qui s’élevait faisait comme un rideau tamisant le soleil. Au fracas de la gigantesque machine qui du matin au soir creusait d’énormes tombes, se mêlait l’aboiement furieux de dizaines de chiens-loups.
Des deux côtés du funeste édifice passaient des lignes à voie étroite où des gens en combinaison poussaient des wagonnets.
Les larges portes s’ouvraient lentement, et deux acolytes de Schmidt, le chef de la fabrique de la mort, apparaissaient à l’entrée. Des sadiques et des maniaques. L’un était grand; il devait avoir une trentaine d’années; des épaules massives, un visage bronzé, animé, souriant, et des cheveux noirs. L’autre, plus petit, était aussi plus jeune ; il avait des cheveux châtains et des joues citron, comme s’il venait d’absorber une forte dose d’acriquine.
Le grand tenait entre ses mains un gros tube massif, long d’un mètre, qui lui servait de matraque, et aussi un fouet. Le deuxième était armé d’un sabre.
Les S. S. lâchaient des chiens spécialement dressés qui se ruaient sur la foule et déchiraient toutes ces chairs nues. Et les S. S., avec des cris sauvages, frappaient à coups de crosse, pour les faire avancer, les femmes figées d’épouvante.
A l’intérieur de l’édifice, les sous-ordres de Schmitt poussaient ceux qui allaient mourir par les portes grandes ouvertes des chambres à gaz.
C’était le moment où surgissait Kurt Franz, l’un des commandants de Treblinka, tenant Bari en laisse. Ce monstre lançait alors sur les condamnés son chien qui leur arrachait les organes sexuels. Kurt Franz avait bien fait son chemin au camp : d’abord sous-officier S.S., il était parvenu au grade d’Untersturmführer. Outre qu’il avait révélé, dans l’arrangement de cette fabrique de mort en série, un talent d’organisateur peu ordinaire, outre qu’il adorait son service et ne concevait pas d’autre vie que celle qu’il menait à Treblinka où sa vigilance infatigable trouvait sans cesse à s’exercer, il était aussi, jusqu’à un certain point, un théoricien : il aimait à se perdre en considérations sur le sens et la portée du travail qu’il accomplissait. Ah ! si tous les intercesseurs très humains de l’hitlérisme avaient pu être là en ces instants horribles ! S’ils avaient pu voir de leurs yeux ! Que d’arguments nouveaux y auraient gagné leurs livres et leurs articles débordants d’amour pour l’homme ! Grande est la force de l’Humain qui ne meurt qu’avec l’homme. Quand arrive l’heure brève mais horrible où la brute triomphe de l’homme et le terrasse, celui-ci garde jusqu’à son dernier souffle une âme forte, une pensée claire et le rayonnement de son amour, tandis que la brute reste une brute hideuse. Et cette force morale impérissable est faite du sombre martyre, mais aussi du triomphe de l’homme qui meurt sur la brute qui vit. C’est elle qui prédisait, même aux jours les plus sinistres de 1942, la victoire de la raison sur la folie bestiale, du bien sur le mal, de la lumière sur les ténèbres, des forces de progrès sur les forces de réaction. Elle était comme une aube. Aube terrible qui se levait sur des champs arrosés de sang et de larmes, sur des abîmes de souffrances, parmi les clameurs des mères et des nourrissons agonisants et les râles des vieillards. Les brutes et leur philosophie prédisaient le déclin de l’Europe et du monde ; mais les hommes sont restés des hommes ; ils ont repoussé la morale et les lois fascistes, ils ont lutté contre elles par tous les moyens, et même par leur mort. ⬏
Ils sont entrés dans le néant avec le nom d’homme
On est troublé jusqu’au fond de l’être, on n’a plus ni sommeil, ni repos, quand on apprend comment les condamnés à mort de Treblinka conservèrent jusqu’au bout intacte leur âme d »humains : comment des femmes, pour sauver leurs fils, accomplissaient les actes les plus sublimes et les plus désespérés; comment de jeunes mères dont jamais personne ne connaîtra les noms couvraient leurs enfants de leurs corps; on m’a parlé de fillettes de dix ans qui dans leur sagesse candide cherchaient à consoler leurs mères éperdues, et un petit garçon qui s’écria en entrant dans la chambre à gaz : « Ne pleure pas, maman, les Russes nous vengeront ! » Les noms de ces enfants, nul ne les connaîtra jamais. On m’a parlé de dizaines de révoltés qui se sont battus seuls et n’ayant que leurs mains nues, contre l’horrible meute des S.S. armés d’automatiques et de grenades, et qui sont morts debout, la poitrine percée de dizaines de balles. On m’a parlé d’un jeune homme qui enfonça son couteau dans le corps d’un officier S.S.; d’un autre, amené du ghetto de Varsovie et qui avait réussi par miracle à cacher une grenade qu’il lança dans la foule de ses bourreaux. On m’a parlé d’une bataille qui dura toute une nuit entre un contingent de condamnés à mort et les détachements de wachmanns et de S.S. Les coups de feu, les éclatements de grenades durèrent jusqu’au matin, et quand le soleil se leva, les cadavres jonchaient la place ; près de chacun gisait son arme : un gourdin arraché à la palissade, un contenu, un rasoir. Mais les noms de ces hommes, personne ne les saura jamais. On m’a parlé d’une grande jeune fille qui, sur la « route d’où l’on ne revient plus », arracha à un wachmann sa carabine, se battit contre des dizaines de S.S. qui tiraient sur elle et en tua deux. Un troisième eut la main broyée ; il est resté manchot. Quant à elle, on imagine les traitements et la mort horrible qui lui
furent réservés. Mais le nom de cette jeune fille, personne jamais ne le connaîtra, et nul ne pourra l’honorer.
Ou plutôt… Tous ces gens auxquels l’hitlérisme a enlevé leurs maisons et leur vie, dont il a voulu rayer les noms de la mémoire universelle, – ces mères qui couvraient leurs enfants de leurs corps, ces enfants qui essuyaient les larmes de leurs mères, et ceux qui, se battant avec des couteaux et lançant des grenades, sont morts dans les carnages nocturnes, et la jeune fille nue, pareille aux déesses antiques, qui se battait une contre cent, – tous sont entrés dans le néant avec le nom le plus beau qui soit, avec le nom d’homme, que la meute sanglante des Hitler et des Himmler n’avait pu leur ravir. Oui, sur le monument de chacun d’eux, l’histoire écrira : « Ci-gît un homme. »
Les habitants de Wolka, le village le plus proche de Treblinka, racontent que, parfois, la clameur des femmes qu’on assassinait était si déchirants qu’ils couraient éperdus à travers la forêt, loin, toujours plus loin de ce cri horrible qui perçait le ciel et la terre. Puis le cri s’éteignait tout à coup, mais c’était pour renaître subit, épouvantable, et entrer de nouveau, comme une vrille, dans les os, dans le crâne, et au plus profond du coeur. Et cela recommençait trois ou quatre fois par jour.
J’ai interrogé Sch., un des bourreaux arrêtés, au sujet de ces cris. « C’était quand on lâchait les chiens, m’a-t-il dit, au moment où l’on poussait un groupe de condamnés dans l’affreux bâtiment. Ils voyaient venir la mort, de plus ils étaient terriblement serrés ; on les frappait sauvagement, et les chiens déchiraient leurs chairs. » Puis, quand les portes s’étaient refermées le silence s’établissait. Mais le cri renaissait chaque fois qu’un nouveau contingent arrivait devant l’édifice, c’est-à-dire deux, trois, quatre, et jusqu’à cinq fois par jour. Car Treblinka n’était pas une fabrique de mort aux procédés primitifs : elle empruntait ses méthodes à la grande production industrielle moderne, elle travaillait à la chaîne. ⬏
Description des chambres à gaz
Treblinka ne fut pas toujours tel que nous le décrivons. I1 grandit peu à peu, il se développa; de nouveaux «ateliers» vinrent s’ajouter aux trois chambres à gaz du début. Celles-ci n’étaient pas encore prêtes quand les premiers contingents arrivèrent ; ils furent tués à coups de haches, de marteaux et de matraques : car les S.S., soucieux de laisser les habitants des environs dans l’ignorance de ce qui se passait à Treblinka, ne voulaient pas tirer. Les trois premières chambres, bétonnées, étaient de petites dimensions : vingt-cinq mètres carrés chacune (cinq sur cinq) et un mètre quatre-vingt-dix de haut ; elles avaient deux portes : l’une par où entraient les vivants; l’autre, très large, – deux mètres et demi environ, – par où on sortait les cadavres. Les trois chambres reposaient sur un fondement commun.
Le chiffre global de leur capacité de « production» ne répondant pas aux exigences de Berlin, les chefs du camp firent construire l’édifice que nous avons déjà décrit, fiers de diriger la première des fabriques de mort de la Gestapo, plus puissante que Majdanek, Sobibor et Belzyce.
Pendant cinq semaines, sept cents détenus furent occupés à la construction du nouveau combinat de la mort. Tandis que les travaux battaient leur plein, un contremaître arriva d’Allemagne avec son équipe, et procéda au montage. Les nouvelles chambres, an nombre de dix, étaient symétriquement disposées des deux côtés d’un large corridor bétonné. Chacune d’elles avait deux portes : l’une venant du corridor, par où entraient les vivants; l’autre, pratiquée dans le mur opposé et donnant sur un quai, servait à l’évacuation des morts. Il y avait deux quais – l’un à droite de l’édifice, et l’autre à gauche – d’où partaient des lignes à voie étroite. Les cadavres, sortis sur les quais et aussitôt chargés sur des wagonnets, roulaient aux immenses fosses tombales que creusaient jour et nuit les excavateurs géants. Les chambres avaient un sol construit en pente qui descendait du corridor vers les quais.. ce qui permettait de les vider rapidement, tandis que dans la première installation, celle du début, les méthodes étaient lentes et primitives – on emportait les cadavres sur des civières, ou bien on les traînait à l’aide de courroies. ⬏
Tentative d’évaluation du nombre des victimes (1)
Chaque chambre du nouvel édifice avait huit mètres de long sur sept de large, c’est-à-dire cinquante-six mètres carrés de surface. Leur superficie totale était donc de cinq cent soixante mètres carrés; en comptant les soixante-quinze mètres carrés des trois chambres du début, Treblinka disposait d’une surface industrielle de mort de six cent trente-cinq mètres carrés. On entassait dans une même chambre de quatre cents à cinq cents personnes. Par conséquent, lorsque les dix chambres fonctionnaient à plein, elles anéantissaient à la fois environ quatre mille cinq cents personnes. En moyenne, les chambres de l’enfer de Treblinka s’emplissaient deux ou trois fois par jour (mais parfois aussi jusqu’à cinq fois). C’est-à-dire qu’il périssait, rien que dans les nouvelles chambres, en supposant quelles ne s’emplissaient quotidiennement que deux fois, c’est-à-dire en réduisant les chiffres, environ dix mille personnes par jour et trois cent mille par mois. Pendant treize mois, Treblinka fonctionna tous les jours. Si même nous supposons quatre-vingt-dix jours d’arrêt pour les réparations ou parce qu’il n’y avait pas de convois, il reste encore dix mois entiers. A raison de trois cent mille victimes par mois en moyenne, nous obtenons, pour ces dix mois, l’épouvantable chiffre de trois millions; il vient confirmer. nos conjectures du début : trois millions, avions-nous dit, en basant nos calculs sur le nombre – d’ailleurs sciemment réduit des convois qui arrivaient. Je résume :
Premièrement : au dire des témoins, Treblinka fonctionnait tous les jours; en dépit de leurs habitudes, les Allemands ne se reposaient ni le dimanche, ni même les jours de fête comme la Noël, Pâques ou le nouvel an.
Deuxièmement : le chiffre du chargement des chambres – qui avait fait de Treblinka la plus tristement célèbre de toutes les fabriques de mort – était supérieur à celui que nous avons donné. Il arrivait en effet qu’on entassât dans chacune d’elles jusqu’à sept cents et même huit cents personnes. D’ordinaire on jetait les enfants et les faibles sur les têtes des adultes littéralement pressés les uns contre les autres.
Troisièmement : j’ai compté que cela se passait deux fois par jour, alors que tout porte à croire qu’en moyenne, c’était trois fois. Donc, même en réduisant de beaucoup tous les chiffres, – qu’il s’agisse des convois qui arrivaient à Treblinka ou du nombre des assassinés par chambre, – nous obtenons le chiffre fabuleux, le chiffre monstrueux de trois millions d’exterminés en treize mois ! ⬏
La mort dans les chambres à gaz
La mort survenait au bout de dix à vingt minutes. Les premiers temps, lorsque les nouvelles chambres furent « mises en exploitation » et que les bourreaux, n’ayant pas encore mis au point leur système, se livraient à des expériences de dosage, les victimes soumises à d’horribles souffrances ne mouraient qu’au bout de deux ou trois heures. Tout au début, les installations foulantes et aspirantes fonctionnant mal, la mort ne survenait qu’après huit et dix heures de tourments. Différents procédés furent expérimentés. Le premier, ce fut le refoulement des gaz d’échappement du moteur d’un char lourd affecté aux besoins de la station de Treblinka. Ces gaz renfermaient de 2 à 3 % d’oxyde de carbone, qui a la propriété de fixer l’hémoglobine du sang pour donner une combinaison durable . la carboxyhémoglobine, infiniment plus stable que l’oxyhémoglobine (combinaison d’oxygène et d’hémoglobine) résultant de l’oxydation, dans les alvéoles pulmonaires, de l’hémoglobine par le contact de l’air. En quinze minutes, 1’hémoglobine du sang de l’homme se combine étroitement à l’oxyde de carbone, et l’homme respire « à vide », – l’oxygène cesse d’arriver à l’organisme, le coeur bat à se rompre, il chasse vers les poumons le sang qui, empoisonné par l’oxyde de carbone, ne peut plus absorber l’oxygène de l’air. La respiration se fait sifflante, on voit apparaître les phénomènes qui accompagnent une asphyxie douloureuse, la conscience se voile et l’homme meurt d’une mort analogue à celle que provoque la strangulation.
Le second procédé, le plus fréquemment employé à Treblinka, consistait à aspirer l’air des chambres à l’aide de pompes spéciales, et de même que lorsqu’on l’intoxiquait par l’oxyde de carbone, l’homme mourait alors privé d’oxygène. Il y avait une troisième méthode, moins employée, mais employée quand même. Elle consistait à chasser l’air des chambres au moyen de la vapeur. Le principe ne changeait pas : il s’agissait de priver l’organisme d’oxygène. Enfin, on avait parfois recours à différentes substances toxiques, mais en somme ce n’était que de l’expérimentation ; les méthodes largement appliquées, les méthodes industrielles d’assassinat en masse étaient les deux premières.
L’homme était privé par la brute de tout ce dont il jouissait en vertu de la loi sainte de la vie : on lui avait d’abord ravi sa liberté, sa maison, sa patrie, pour l’emmener dans des lieux déserts, anonymes. A peine avait-il mis le pied sur le quai de la gare qu’on lui enlevait ses bagages, ses lettres, les photographies de ses proches. Au delà de l’enceinte du camp, on lui prenait sa mère, sa femme, son enfant. Puis quand il était nu, on jetait ses papiers au feu : on effaçait son nom. Enfin, on le poussait dans un corridor au plafond lourd et bas : on lui enlevait le ciel, les étoiles, le vent, le soleil.
Alors, c’était le dernier acte de l’horrible tragédie : l’homme entrait dans le dernier cercle de l’enfer de Treblinka. Et la porte se refermait. sur lui. La porte au verrou massif et aux crochets solides. La porte qu’il était impossible de briser.
Aurons-nous la force de songer à ce qu’éprouvaient, en ces instants suprêmes, ceux qui se trouvaient là ? Ils se taisaient… Entassés les uns sur les autres, la poitrine oppressée, ils étaient inondés de sueur. Avec effort une voix perçait le silence – celle d’un vieillard peut-être, celle de la Sagesse : « Patience, c’est la fin ! » De la foule expirante, un cri de malédiction jaillissait tout à coup. Cette malédiction sainte, était-il possible qu’elle ne s’accomplît pas ? Dans un effort surhumain, une mère tentait de faire un peu plus de place à son enfant, d’alléger ses derniers instants par cette dernière sollicitude. D’une langue qui s’engourdissait, une jeune fille demandait tout à coup : « Mais pourquoi m’étouffe-t-on ? Pourquoi ?… » Vertiges. La gorge se serrait davantage. Quels tableaux passaient alors devant les yeux vitreux des mourants ? Etaient-ce des scènes d’enfance, les jours heureux de la paix ? Ou bien le dernier voyage si douloureux, – le visage narquois du S.S. sur le quai de la gare : « Voilà pourquoi il riait !… » Chavirement de la conscience, minutes de souffrance atroce.
Non, on ne peut s’imaginer ce qui se passait dans la chambre !… Les corps morts, restés ,debout, se refroidissaient peu à peu. Au dire des témoins, les enfants étaient ceux qui conservaient le plus longtemps leur souffle. ⬏
Au bout de vingt minutes
Au bout de vingt à vingt-cinq minutes, les acolytes de Schmidt jetaient un coup d’oeil par le judas. Le moment était venu d’ouvrir les portes qui donnaient sur les quais. Des détenus. en combinaison, talonnés par les S.S., procédaient au « nettoyage ». Comme le plancher s’inclinait vers le quai, de nombreux cadavres y roulaient d’eux-mêmes. Ceux qui travaillaient au «nettoyage» des chambres m’ont raconté que les visages des morts étaient franchement jaunes et que 70 % environ avaient du sang sur la bouche et sous le nez. Aux physiologues d’expliquer cela. Des S.S., tout en bavardant, examinaient les cadavres. Si quelqu’un était encore vivant, gémissait ou remuait, on l’achevait d’un coup de revolver. Puis des équipes armées de pinces de dentistes arrachaient aux morts leurs dents d’or ou de platine. Celles-ci étaient triées et expédiées en Allemagne dans des caisses. S’il avait été plus avantageux ou plus commode d’arracher les dents aux vivants, les S.S. n’auraient pas hésité à le faire, mais il était plus facile et plus simple d’opérer sur des cadavres. ⬏
Les fosses
Les corps étaient ensuite chargés dans des wagonnets et transportés vers d’immenses fosses. On les y déposait en rangs serrés. Et la fosse restait ouverte, attendait… Pendant qu’on évacuait les cadavres, le Scharführer de service aux transports recevait, par téléphone, un ordre bref. Il lançait un coup de sifflet le signal au mécanicien – et une nouvelle rame de vingt wagons roulait lentement vers le quai où se dressait la maquette de la gare d’ « Ober-Majdan ». Trois ou quatre mille hommes portant des valises, des baluchons, des paquets de nourriture, descendaient sur le quai. Les mères avaient leurs nourrissons dans les bras. Les enfants se serraient contre leurs parents et promenaient à la ronde des regards curieux. Cette place foulée par des millions de pieds avait quelque chose d’inquiétant, de tragique. Pourquoi, passé le quai, la voie s’interrompait-elle tout à coup ? Pourquoi cette herbe jaune et ces barbelés de trois mètres de haut ?…
Tout était calculé pour que les malheureux s’engagent sur la « route d’où l’on ne revient plus » juste au moment où les derniers cadavres, extraits des chambres à gaz, roulaient vers la fosse qui restait ouverte et attendait.
Assis à son bureau encombré de schémas, le commandant du camp téléphonait à la station, et un nouveau convoi, encadré de S.S., s’avançait dans le grincement de ses soixante wagons, entre deux rangées de pins.
Les formidables excavateurs travaillaient sans cesse, creusant nuit et jour des fosses nouvelles, longues de plusieurs centaines de mètres, et dont on ne voyait pas le fond. Des fosses qui restaient ouvertes, qui attendaient, mais pas longtemps. ⬏
II
Le ministre de la mort
A la fin de l’hiver de 1943, Himmler arriva en avion à Treblinka, accompagné d’une suite de gros fonctionnaires de la Gestapo. Le groupe atterrit à proximité du camp où il pénétra, sur deux autos, par l’entrée principale. La plupart des nouveaux arrivants portaient l’uniforme, mais quelques-uns, peut-être des experts, étaient des civils en pelisse et en chapeau. Himmler inspecta le camp, et l’un de ceux qui l’ont vu nous raconte que le ministre de la mort s’approcha d’une énorme fosse et la considéra longuement en silence, tandis que ceux qui l’accompagnaient se tenaient en arrière, à quelque distance de cette tombe colossale déjà à moitié remplie de cadavres : Treblinka était l’entreprise la plus importante du Konzern de Himmler. Le Reichsführer des S.S. reprit l’avion le jour même, mais après avoir donné au commandement du camp un ordre qui rendit perplexes et le Hauptstürmführer baron von Pfein, et son adjoint Korol, et le capitaine Franz : il fallait procéder sans retard au déterrement des cadavres, les brûler tous jusqu’au dernier, et répandre les cendres dans les champs et sur les routes. Il y en avait déjà plusieurs millions en terre; la tâche était donc des plus difficiles. En outre, on ne devait plus enterrer les morts; il fallait les brûler.
Mais pourquoi ce voyage de Himmler et ces ordres catégoriques ? C’est bien simple : l’Armée rouge venait de vaincre à Stalingrad. Ce fut un coup terrible pour les Allemands, et pour la première fois Berlin se mit à songer aux responsabilités encourues, au châtiment, à l’expiation. C’est ce qui explique l’arrivée à Treblinka de Himmler lui-même et l’ordre qu’il donna de faire disparaître au plus tôt les traces des crimes perpétrés à soixante kilomètres de Varsovie. Oui, c’était là le résultat de la victoire des Russes dans la bataille de la Volga. ⬏
La décision de construire les fours crématoires
Himmler avait dit : « Incinérer tous les cadavres. »
Mais les cadavres brûlaient mal (ceux des femmes, il est vrai, se consumaient mieux que les autres), et il fallait beaucoup d’essence et beaucoup d’huile. L’entreprise était coûteuse. En somme, on se trouvait dans une impasse. Mais un spécialiste arriva d’Allemagne, un S.S. corpulent qui frisait la cinquantaine. Le régime hitlérien en a produit des spécialistes ! Et de toutes sortes : pour l’assassinat des petits enfants, pour la strangulation, pour la construction de chambres à gaz et pour la destruction, scientifiquement organisée, de grandes villes en l’espace d’un jour. Il s’en trouva un aussi pour l’exhumation et l’incinération rapides de millions de cadavres.
Il vint à Treblinka et dirigea la construction de fours. Des fours d’un type spécial, car ni le crématorium de Lublin, ni aucun autre, n’eût été capable de brûler en un laps de temps aussi court une telle quantité de corps. Un excavateur creusa une fosse longue de deux cent cinquante à trois cents mètres, large de vingt à vingt-cinq mètres, profonde de cinq mètres. Trois rangées de petites colonnes équidistantes en béton armé, hautes de cent à cent vingt centimètres, furent construites au fond et servirent d’appui aux poutres d’acier que l’on disposa tout le long de la fosse. Sur ces poutres, et transversalement, on installa des rails, à cinq-sept centimètres l’un de l’autre. On eut ainsi les grilles géantes d’un four cyclopéen. Une nouvelle ligne à voie étroite conduisait des fosses communes à ce premier four, auquel il s’en ajouta bientôt un deuxième, puis un troisième de mêmes dimensions. Chacun d’eux pouvait recevoir à la fois de trois mille cinq cents à quatre mille cadavres. ⬏
D’épaisses colonnes de fumée
On fit venir un second « Bagger », – excavateur géant, – puis un autre encore. On travaillait nuit et jour. Ceux qui étaient occupés à l’incinération des cadavres racontent que les fours faisaient songer à de prodigieux volcans ; la chaleur terrible qu’ils dégageaient brûlait les visages ; la flamme qu’ils vomissaient atteignait huit et dix mètres ; des colonnes de fumée noire, dense et grasse, montaient dans le ciel et se déployaient en un lourd rideau immobile. A trente ou quarante kilomètres à la ronde, les habitants des villages voyaient cette flamme s’élever, la nuit, au-dessus de la sapinière qui entourait le camp. Une odeur de chair brûlée était partout. Quand le vent soufflait en direction du camp polonais, situé à trois kilomètres de là, l’air y devenait irrespirable. L’incinération des cadavres occupait huit cents détenus, nombre supérieur à celui des ouvriers employés aux hauts fourneaux ou aux fours Martin de n’importe quelle grosse usine métallurgique. Pendant huit mois, cette monstrueuse entreprise fonctionna nuit et jour, mais sans arriver à faire disparaître tous les cadavres enterrés là. Il est vrai que de nouveaux contingents de condamnés à mort continuaient d’arriver. D’où, pour les fours, un surcroît de travail. ⬏
L’horreur
Il en venait de Bulgarie, que S.S. et wachmanns attendaient avec impatience. Car trompés par les Allemands et le gouvernement fasciste bulgare d’alors, ces gens, ignorants du sort qui les attendait, amenaient avec eux quantité d’objets de valeur, d’excellents produits alimentaires, du pain blanc. Il en venait de Grodno et de Bialystok, du ghetto de Varsovie qui s’était soulevé ; il en venait également d’autres points de la Pologne : c’étaient des soldats, des ouvriers et des paysans polonais insurgés. Un contingent de Bohémiens arriva de Bessarabie : environ deux cents hommes et huit cents femmes et enfants. Ils avaient fait la route à pied, suivis de leurs roulottes; on les avait trompés, eux aussi, et ils n’étaient escortés que de deux gardiens qui ne se doutaient pas que ces gens allaient à la mort. On rapporte que les Bohémiens battirent des mains d’admiration devant le bel édifice des chambres à gaz, sans deviner jusqu’au dernier moment le sort qui les attendait, et que cela amusa beaucoup les Allemands. Les S.S. sévirent cruellement contre les révoltés du ghetto de Varsovie. Ils mirent à part les femmes et les enfants, qu’ils conduisirent non pas aux chambres à gaz, mais là où brûlaient les cadavres. On obligea les mères folles d’horreur à conduire leurs enfants parmi les fours où des milliers de corps se tordaient dans la flamme et la fumée; où les cadavres, tels des vivants, s’agitaient et se contractaient ; où le ventre des mortes enceintes éclataient sous l’effet de la chaleur ; où les enfants, tués avant que de naître, brûlaient dans les entrailles béantes de leurs mères. Cette vision à laquelle résisterait à peine la raison de l’homme le plus endurci devait avoir un effet cent fois plus terrible sur ces femmes qui tentaient de couvrir de leurs mains les yeux de leurs enfants affolés « Maman, qu’est-ce qu’on va nous faire ? Est-ce qu’on va nous brûler ? » criaient-ils en se serrant contre elles… Dante, dans son enfer, n’avait rien vu d’aussi affreux. Après s’être à loisir divertis de ce spectacle, les Allemands brûlaient les enfants. ⬏
Pourquoi écrire tout cela ?
On éprouve à lire tout cela une impression d’horreur intolérable. Mais le lecteur peut m’en croire, l’écrire n’est pas moins douloureux. On me dira peut-être : « Mais qu’est-ce oui vous y oblige ? Pourquoi dépeindre ces monstrueux tableaux ? »
C’est que, même quand elle est terrible, l’écrivain doit dire la vérité, et le lecteur doit la connaître. Se détourner, fermer les yeux, passer outre, c’est insulter à la mémoire de ceux qui ont péri. Qui ne connaît la vérité, toute la vérité, ne saura jamais avec quel ennemi, avec quel monstre notre grande, notre sainte Armée rouge avait engagé une lutte à mort. ⬏
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Hymne de Treblinka
L’ « hôpital », lui aussi, fut réaménagé. Les premiers temps, on amenait les malades dans l’espace délimité par les branchages. Après avoir été accueillis par un faux « médecin », ils étaient tués, et leurs cadavres placés sur des civières étaient emportés à la fosse commune. Par la suite on creusa une grande fosse circulaire. Tout autour, des sièges très bas étaient disposés, mais si près du bord qu’en s’y asseyant on se trouvait au-dessus de la fosse où brûlaient des cadavres. On conduisait à l’ « hôpital » les malades et les vieillards décrépits; des « infirmiers » les faisaient asseoir sur les sièges d’où ils voyaient les cadavres se tordre dans le feu ; puis ces sadiques tiraient à bout portant dans les nuques grises et les dos voûtés, et les pauvres corps s’abattaient dans les flammes.
Nous connaissions toute la pesanteur de l’humour allemand, dont nous n’avons jamais eu une très haute idée. Mais comment eût-on pu s’imaginer ce que furent à Treblinka l’humour, les divertissements, les plaisanteries des S.S. ?
Ils organisaient des matches de football entre les condamnés à mort ; ils les obligeaient à jouer à cache-cache ; ils organisaient des choeurs et des danses auxquels ces infortunés devaient prendre part. Près des casernes allemandes, il y avait une ménagerie : des fauves relativement inoffensifs, des loups et des renards, étaient enfermés dans des cages, alors que les bêtes sauvages les plus hideuses et les plus dangereuses que la terre ait jamais portées allaient et venaient en liberté, et écoutaient la musique assises sur des bancs de bouleau. Un hymne intitulé Treblinka avait été composé à l’intention des condamnés à mort : Für uns giebt heute nur Treblinka,Das unser Schicksal ist (Nous n’avons rien que Treblinka, Elle est notre destin.). On obligeait des hommes ensanglantés à répéter en choeur, quelques minutes avant leur mort, d’ineptes chansons sentimentales : …Ich brach das Blümeleinund schenkte es dem schônstengeliëbten Mâdlein… (J’ai cueilli la petite fleurEt je l’ai offerte à ma belle…). Un jour, le commandant en chef fit retirer d’un lot de nouveaux arrivés quelques enfants dont les parents furent mis à mort ; il ordonna de les habiller de beaux vêtements, de les nourrir de sucreries, et il joua avec eux. Mais cette lubie lui passa au bout de quelques jours, après quoi il les fit tuer.
Une des principales distractions des S.S., c’était de faire subir les pires violences aux femmes jeunes et jolies que l’on mettait à part à chaque nouvel arrivage et que leurs tortionnaires eux-mêmes poussaient, le matin venu, à la chambre à gaz. C’est ainsi que s’amusaient à Treblinka ceux qui étaient l’appui du régime hitlérien, l’orgueil de l’Allemagne fasciste. ⬏
Des bourreaux théoriciens et verbeux
Notez bien que ces individus n’étaient pas d’aveugles exécutants. Tous les témoins s’accordent à relever chez eux un trait commun : l’amour des raisonnements théoriques, un penchant à philosopher. Ils se plaisaient à prononcer des discours interminables et à se vanter devant leurs victimes ; à expliquer le sens et la portée grandiose de ce qui se faisait à Treblinka, à expliquer en détail pourquoi leur race était supérieure à toutes les autres ; ils prononçaient de longues tirades sur le sang allemand, le caractère allemand, la mission des Allemands. Leur credo était exposé dans les livres de Hitler et de Rosenberg, dans les brochures et les articles de Goebbels.
Après avoir travaillé et s’être divertis comme nous venons de voir, ils s’endormaient du sommeil du juste, sans visions ni cauchemars. Jamais leur conscience ne les tourmentait, pour cette bonne raison qu’ils n’en avaient point. Ils faisaient de la gymnastique, veillaient sur leur santé avec un soin jaloux, buvaient du lait, avaient leur confort très à coeur, entouraient leurs logis de jardinets, de somptueuses plates-bandes et de gloriettes. Ils allaient plusieurs fois par an passer un congé en Allemagne, car leurs supérieurs, estimant qu’ils exerçaient une « profession » des plus malsaines, veillaient à leur santé. Dans leur pays, ils marchaient la tête haute ; et s’ils taisaient leur travail ce n’était pas parce qu’ils en avaient honte, mais uniquement parce que, en hommes disciplinés, ils n’osaient violer leur signature, enfreindre leur serment. Et quand, au bras de leur femme, ils allaient le soir au cinéma et riaient d’un gros rire en faisant sonner les fers de leurs lourdes bottes, il eût été difficile de les distinguer du commun des hommes. Mais c’étaient des brutes au vrai sens du mot. Des brutes S.S. ⬏
Les déportés qui travaillaient à l’incinération
L’été 1943 fut exceptionnellement chaud. Pas une goutte de pluie, pas un nuage, pas un souffle de vent pendant des semaines. L’incinération des cadavres se poursuivait ; depuis six mois déjà les fours fonctionnaient le jour et la nuit, mais seulement un peu plus de la moitié des morts avaient été brûlés.
Les détenus qui travaillaient à l’incinération des cadavres ne résistaient pas longtemps aux horribles tourments moraux et corporels qu’ils enduraient; on enregistrait de quinze à vingt suicides par jour, et, beaucoup trouvaient la mort en enfreignant délibérément les règlements disciplinaires.
« Recevoir une balle était un luxe », m’a dit un gars de Kossow qui s’est évadé du camp. Et l’on m’a affirmé qu’être condamné à vivre à Treblinka était mille fois plus horrible que d’y mourir. ⬏
Les cendres
On emportait les cendres hors de l’enceinte. Les paysans du village de Wolka, mobilisés par les Allemands, les chargeaient dans des voitures et les épandaient sur la route qui, longeant le camp de la mort, conduisait au camp disciplinaire des Polonais, et des enfants détenus les étendaient régulièrement sur cette même route à l’aide de pelles. Ils y trouvaient parfois des pièces d’or, des dents en or fondues. Les « enfants de la route noire », disait-on en parlant d’eux. En effet, elle était noire de cendre et pareille à un ruban de deuil. La roue des autos y faisait un bruit ‘très particulier, et quand je l’ai suivie, je croyais entendre sans cesse un bruissement plaintif et sourd comme un gémissement timide.
Ce ruban noir qui, à travers bois et champs, allait du camp de la mort au camp des Polonais, était comme le symbole du terrible destin qui unissait les peuples sous la hache de l’Allemagne hitlérienne.
Les paysans transportèrent les cendres, du printemps 1943 à l’été 1944. Chaque jour, vingt voitures se rendaient au travail et chacune emportait six on huit fois un chargement de cent vingt-cinq à cent trente kilogrammes. ⬏
Plan de soulèvement
La chanson Treblinka, que les huit cents personnes travaillant au brûlement des cadavres étaient contraintes de chanter, invitait les détenus à la soumission et à l’obéissance ; on leur promettait en échange « un petit, un tout petit bonheur qui brille une minute à peine ». Chose étonnante dans l’enfer de Treblinka, un jour de bonheur se leva en effet. Mais les Allemands s’étaient trompés – ce n’est ni à la soumission ni à l’obéissance que les condamnés à mort ont dû cette journée. C’est à la folie des braves. Un plan de soulèvement avait germé dans l’esprit des détenus. Ils n’avaient rien à perdre. Chaque jour était pour eux un jour de tourments. Ils étaient tous condamnés à mort les Allemands n’épargneraient aucun de ces témoins de leurs horribles forfaits ; la chambre à gaz les attendait tous ; la plupart y étaient envoyés après quelques jours de travail ; des nouveaux arrivés les remplaçaient. Seuls quelques dizaines d’entre eux ont vécu au camp no 2 non pas quelques heures ou quelques jours, mais des semaines et des mois : c’étaient des ouvriers qualifiés, des charpentiers et des maçons, des boulangers, des tailleurs, des coiffeurs affectés au service des Allemands. Ce sont eux qui créèrent un comité de soulèvement. Seuls des êtres voués à la mort, altérés de vengeance et mus par la haine pouvaient dresser un plan aussi téméraire. Ils ne voulaient pas fuir sans avoir anéanti Treblinka. Dans les baraquements des ouvriers des armes apparurent : des haches, des couteaux, des matraques. Mais à quel prix ! Que de risques à encourir pour se procurer chaque hache, chaque couteau ! Que de patience, de ruse et d’adresse pour dissimuler tout cela dans les baraques, à l’abri des perquisitions. Les détenus se procurèrent de l’essence pour mettre le feu au camp. Comment firent-ils pour accumuler toute cette essence qui disparaissait sans laisser de trace, comme si elle se fût volatilisée ? Ils durent déployer des efforts surhumains, faire des prodiges d’ingéniosité, de volonté et d’audace. Enfin, ils creusèrent une grande galerie sous le baraquement qui servait d’arsenal à leurs bourreaux. C’était une entreprise d’une audace insensée, mais le dieu de la hardiesse était avec eux. Ils enlevèrent vingt grenades, une mitrailleuse, plusieurs carabines et pistolets qui disparurent dans des cachettes profondes. Les conspirateurs formaient des groupes de cinq. Ils mirent au point dans ses moindres détails leur formidable plan de révolte. Chaque groupe avait sa mission particulière, qu’il devait exécuter avec une rigueur mathématique et qui était d’une témérité folle. Le premier devait prendre d’assaut les tours où veillaient les wachmanns avec leurs mitrailleuses ; le second attaquerait par surprise les sentinelles qui allaient et venaient entre les places ; le troisième s’emparerait des autos blindées ; le quatrième couperait les fils téléphoniques; le cinquième se rendrait maître des casernes ; le sixième pratiquerait des passages parmi les barbelés ; le septième établirait un pont au-dessus des fossés antichars ; le huitième arroserait d’essence les bâtiments du camp et les incendierait ; le neuvième détruirait tout ce qui pouvait être rapidement détruit. ⬏
De l’argent pour l’évasion
On avait même prévu qu’il faudrait de l’argent aux évadés : un médecin de Varsovie s’occupait d’en rassembler. Mais un jour un Scharführer remarqua une épaisse liasse de billets de banque qui sortaient de sa poche : c’étaient de nouvelles sommes que le docteur se préparait à mettre en lieu sûr. Le Scharführer avertit aussitôt Kurt Franz lui-même c’était là un fait insolite, un cas extraordinaire, et Franz voulut procéder en personne à l’interrogatoire du médecin. Il flairait quelque chose de louche : à quoi bon tout cet argent chez un condamné à mort ? Franz commença l’interrogatoire avec assurance, sans se hâter : existait-il sur terre un homme qui sût torturer comme lui ? Mais le médecin trompa l’attente du Hauptmann : il absorba du poison. L’un de ceux qui participèrent à l’insurrection m’a dit que jamais on n’avait mis à Treblinka tant de zèle à vouloir sauver la vie d’un homme. Franz sentait qu’en mourant le docteur emporterait dans la tombe un important secret. Mais le poison allemand agit sûrement : le secret ne fut pas trahi.
A la fin de juillet, la chaleur devint étouffante. Quand on ouvrait les fossés une épaisse vapeur s’en échappait comme de gigantesques chaudières. L’horrible puanteur et la chaleurdes fours tuaient les ouvriers ; ceux qui transportaient les cadavres tombaient épuisés sur les grilles des fours. Des milliards de mouches, lourdes et repues, noircissaient le sol et vrombissaient dans l’air. On était en train de brûler les cent mille derniers cadavres. ⬏
Le soulèvement
Le soulèvement fut fixé au 2 août. Un coup de revolver servit de signal. Cette oeuvre sainte fut couronnée d’un plein succès. Une flamme nouvelle monta dans l’air : non plus la flamme lourde, grasse et pleine de fumée des cadavres brûlés, mais le feu clair, vif et ardent de l’incendie. Les constructions du camp flambèrent. Et il semblait aux révoltés que c’était le soleil qui, sorti de son orbe, brûlait au-dessus de Treblinka, célébrant le triomphe de la liberté et de l’honneur.
Des coups de feu claquaient ; les mitrailleuses crépitaient sur les tours prises par les révoltés. Les explosions des grenades éclataient, joyeuses et claires comme un carillon de la Vérité. Les bâtiments s’effondraient dans un fracas retentissant ; le sifflement des balles couvrait le bourdonnement des mouches. Et l’on voyait, dans l’air transparent, s’abattre les haches rougies ; le sang impur des S.S. abreuvait le sol dans l’enfer de Treblinka, sous un ciel en fête, un ciel bleu, triomphant, ruisselant de lumière. L’heure de l’expiation avait sonné. Alors, on vit se reproduire l’histoire vieille comme le monde : ceux qui avaient clamé la supériorité de leur race, ceux qui hurlaient : « Achtung ! Mützen ab » (Attention ! Chapeaux bas !) ; ceux qui, de leur voix tonnante de maîtres, ordonnaient : « Alle r-r-r-r-raus (Tout le monde dehors !) » pour faire sortir les Varsoviens de leurs maisons et les conduire au supplice ; ceux qui n’avaient jamais douté de leur toute-puissance quand il s’agissait d’exterminer des millions de femmes et d’enfants, ne furent plus que des lâches, des reptiles tremblants qui imploraient leur grâce dès qu’il fallut livrer une lutte véritable, une lutte à mort. Affolés, ils couraient comme des rats, sans plus songer à leur diabolique système de défense, oubliant qu’ils avaient des armes. Mais à quoi bon s’étendre sur ces faits qui n’étonneront personne ?
Deux mois et demi plus tard, le 14 octobre 1943, un soulèvement éclata au camp de la mort de Sobibor ; il avait été organisé par un prisonnier de guerre soviétique, un commissaire politique du nom de Sachko, originaire de Rostov. Comme à Treblinka, des hommes à demi morts de faim eurent raison de plusieurs centaines de brutes S.S. gorgées de sang. Ils tuèrent leurs gardiens à l’aide de haches grossières qu’ils avaient faites eux-mêmes dans les forges du camp ; beaucoup n’avaient pour toute arme que du sable fin dont Sachko avait ordonné qu’on se remplit les poches pour rejeter aux yeux des sentinelles… Mais ceci non plus n’étonnera personne.
A peine les révoltés, après un adieu muet aux cendres des morts, eurent-ils franchi les barbelés et quitté Treblinka en flammes, que de tous côtés des troupes de S.S. et de policiers les poursuivaient. Des centaines de chiens furent lancés à leurs trousses. L’aviation fut mobilisée. On se battit dans les bois, dans les marais, et peu nombreux furent les révoltés qui en réchappèrent. ⬏
La fin de Treblinka
Treblinka avait cessé d’exister. Les Allemands incinérèrent les cadavres qui restaient encore, démolirent les bâtiments de briques, enlevèrent les barbelés, brûlèrent ce qui subsistait des baraques de bois. Ils firent sauter ou emportèrent les installations, firent disparaître les fours, retirèrent les excavateurs, comblèrent les innombrables fossés. Rien ne resta du bâtiment de la gare. Enfin ils démontèrent les voies, enlevèrent les traverses. On sema du lupin sur l’emplacement du camp, et un certain Streben s’y construisit une petite maisonnette. Aujourd’hui elle n’existe plus : elle a été brûlée elle aussi.
Quel était donc le but des Allemands ? Faire disparaître les traces des millions d’assassinats perpétrés dans l’enfer de Treblinka ? Mais croyaient-ils vraiment que c’était possible ? Espéraient-ils pouvoir fermer la bouche à des milliers de témoins qui avaient vu les trains de condamnés, partis de tous les points de l’Europe, s’acheminer vers la fabrique de mort ? Faire oublier la lourde flamme macabre, la fumée qui pendant huit mois monta dans le ciel et que voyaient nuit et jour les habitants de dizaines de bourgs et de villages ? Supprimer treize mois d’horribles clameurs poussées par des femmes et des enfants, et que les paysans de Wolka ont encore dans les oreilles ? Contraindre au silence les paysans qui pendant une année ont transporté des cendres humaines du camp sur les routes avoisinantes ? Obliger à se taire ceux qui ont vu et qui apportent des témoignages précis et concordants sur chaque S.S., chaque wachmann ; ceux qui permettent de reconstituer pas à pas, heure par heure, le journal de Treblinka ? A ceux-là personne ne criera plus : « Mützen ab ! » ; personne ne les entassera dans des chambres à gaz. Himmler n’a plus de pouvoir sur ses acolytes qui, tête basse et tiraillant de leurs doigts tremblants le bord de leur veste, retracent d’une voix sourde et monotone l’histoire de leurs crimes qu’on croirait provoqués par la folie ou le délire. Un officier soviétique qui porte le ruban vert de la médaille de Stalingrad enregistre l’aveu des assassins. La sentinelle aux lèvres serrées qui se tient à la porte a, elle aussi, la médaille de Stalingrad ; son visage maigre, hâlé par les vents, est grave et sévère. C’est le visage même de la justice du peuple. Le symbole n’est-il pas saisissant ? C’est une armée victorieuse à Stalingrad qui est venue à Treblinka, près de Varsovie. Si Heinrich Himmler s’est ému en février 1943, s’il est venu en avion à Treblinka, s’il a donné l’ordre de construire des fours, de brûler les cadavres, de faire disparaître les traces, ce n’était pas sans raison. Mais ce fut sans résultat. Les défenseurs de Stalingrad sont arrivés à Treblinka : la route de la Volga à la Vistule a été courte. Aujourd’hui, le sol même de Treblinka refuse d’être complice des crimes perpétrés par ces monstres : il vomit des ossements, des objets ayant appartenu aux morts et que les hitlériens avaient voulu y cacher. * * ⬏
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Treblinka, septembre 1944
Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement. La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces.
Tout est calme. A peine si l’on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie ferrée. Ces pins, ce sable, cette vieille souche, des millions d’yeux les ont regardés des wagons qui s’avançaient lentement vers le quai. On entend crisser doucement la cendre, les scories pulvérisées sur la route noire, bordée soigneusement, à la manière allemande, de pierres peintes en blanc. Nous entrons dans le camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin se fendent dès qu’on les touche, avec un tintement léger; des millions de graines se répandent sur la terre. Le bruit qu’elles font en tombant et celui des cosses qui s’entr’ouvrent se fondent en une mélodie triste et douce, comme si nous arrivait du fond de la terre – lointain, ample et mélancolique – le glas de petites cloches. La terre ondule sous les pieds, molle et grasse comme si elle avait été arrosée d’huile de lin – la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une mer. Cette étendue déserte qu’entourent des barbelés a englouti plus d’existences humaines que tous les océans et toutes les mers du globe depuis qu’existe le genre humain.
La terre rejette des fragments d’os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas être complice.
Les choses s’échappent du sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises à moitié consumées, culottes, chaussures, porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux, chandeliers, chaussons en d’enfants à pompons rouges, serviettes brodées d Ukraine, dentelles, ciseaux, dés, corsets, bandages. Plus loin des monceaux d’ustensiles : timbales d’aluminium, tasses, poêles, casseroles, marmites, pots, bidons, cantines, gobelets d’enfant en ébonite… Plus loin encore, une main semble avoir tiré de la terre boursouflée des passeports soviétiques à demi carbonisés, des carnets de route en bulgare, des photographies d’enfants de Varsovie et de Vienne, des lettres puériles, des vers écrits sur la feuille jaune d’un livre d’heures, des cartes de ravitaillement d’Allemagne… Et partout des flacons à parfum, verts, bleus ou roses… Une horrible odeur de décomposition règne en ces lieux, dont rien n’a pu triompher : ni le feu, ni le soleil, ni les pluies, ni la neige, ni les vents. Et toutes ces choses sont devenues la proie d’essaims de moucherons.
Nous continuons d’avancer sur cette terre où le pas s’enfonce; tout à coup, nous nous arrêtons. Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d’autres, d’autres encore. Le contenu d’un sac, d’un seul sac de cheveux, a dû se répandre là… C’était donc vrai ! L’espoir, un espoir insensé, s’effondre : ce n’était pas un rêve ! Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d’un nombre infini de petites cloches. Il semble que le coeur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop fortes. ⬏
Le racisme, un péril mortel pour l’humanité
Des savants, des sociologues, des criminalistes, des psychiatres, des philosophes se demandent comment tout cela a pu se produire. Doit-on en rechercher la cause dans certains traits organiques, l’hérédité, l’éducation, le milieu, les conditions extérieures, une fatalité historique, la volonté criminelle des dirigeants ? Les embryons du racisme, qui semblaient si comiques, exposés par des professeurs charlatans et d’indigents théoriciens de clocher dans l’Allemagne du siècle dernier; le mépris du philistin allemand pour le Russe, le Polonais, le Juif, le Français, l’Anglais, le Grec, le Tchèque; cette outrecuidante conviction, toute gratuite, de la supériorité des Allemands sur les autres peuples, placidement raillée par les publicistes et les humoristes, tout cela brusquement, en l’espace de quelques années, a dépouillé ses traits « enfantins » et pris les proportions d’un péril mortel pour l’humanité, la vie et la liberté; tout cela a été une source de souffrances incroyables, a fait couler des fleuves de sang et multiplié le crime; certes, il y a là matière à réflexion ! ⬏
Chaque citoyen du monde répond de l’avenir
Des guerres comme celle-ci sont horribles. Mais c’est trop peu aujourd’hui de parler de la responsabilité de l’Allemagne. Disons-nous bien que tous les peuples, que chaque citoyen du monde répond de l’avenir.
Aujourd’hui chacun est tenu, devant sa conscience, devant son fils et devant sa mère, devant sa Patrie et devant l’humanité, de répondre, de toute son âme et de toute sa pensée, à la question suivante : d’où vient le racisme ? Que faut-il pour que le nazisme, l’hitlérisme ne renaissent jamais plus, ni d’un côté ni de l’autre de l’Océan ?
L’idée impérialiste de « supériorité » nationale, raciale, etc., a logiquement conduit les hitlériens à créer les camps de Majdanek, Sobibor, Belzyce, Oswiencim, Treblinka.
N’oublions pas que de cette guerre les fascistes garderont non seulement l’amertume de la défaite, mais aussi le voluptueux souvenir des assassinats en masse aisément effectués.
C’est ce que doivent se rappeler, âprement et jour après jour, ceux à qui sont chers l’honneur, la liberté et la vie de tous les peuples, de toute l’humanité. ⬏
Vassili Grossmann
NOTES ⬏
(1) On a là les premières tentatives d’évaluation du nombre de victimes de Treblinka. Aujourd’hui, on estime plutôt autour de 700.000 le nombre de Juifs exterminés dans ce camp. Une Commission générale d’enquête conclut à 731.600 personnes, Juifs, Polonais et Tziganes assassinées. (Les Crimes allemands en Pologne, Varsovie, 1948). Le chiffre de 700.000 est repris dans un article , L’acte d’accusation du procès de Treblinka (Le Monde Juif, revue du CDJC, juillet 1966). Raul Hilberg parle de 750.000 Juifs et plus de 800.000 victimes, au total.
QUI ETAIT VASSILI GROSMAN ?
Vassili Grossman est un écrivain juif soviétique qui a été un court temps une sorte d’écrivain officiel. Son livre sur Tréblinka, écrit après que l’auteur ait participé à la découverte des restes du camp et recueilli des témoignages, a été écrit alors que Grossman était dans l’Armée Rouge et aussitôt publié et traduit du russe en plusieurs langues. J’ai utilisé l’éditiion de 1945 chez Arthaud. Il est remarquable que les effets de propagande sont relativement limités dans ce livre. Il y a cependant quelques erreurs factuelles (en particulier sur les chiffres des victimes du camp, chiffre énorme dans la réalité mais cependant nettement surestimé par Grossman, voir note de bas de page ajoutée par mes soins).
Mais Vassili Grossman est aussi un écrivain dissident qui dénonce le stalinisme dans deux romans essentiels Vie et Destin, dont le manuscrit a été confisqué par le KGB en 1960 et qui n’est paru en France que vingt ans après la mort de l’auteur, et Tout passe, écrit en 1963, l’année de sa mort. Le premier de ces deux ouvrages se passe durant la bataille de Stalingrad et dénonce le système soviétique, les ordres souvent absurdes d’un Staline tyrannique et incompétent. Le second raconte le retour à Moscou d’un bagnard, Ivan Grigoriévitch arrêté en 1925 et libéré trente ans plus tard pendant la déstalinisation. Comme dans Les Lettres Persannes, Ivan débarque dans un autre monde qu’il cherche à comprendre. Un pays sans liberté est un domaine de la mort : le Parti, bien qu’ayant étouffé toute liberté, continue à en avoir peur.
Sur le camp de Treblinka, voir aussi les images (maquette et photos) dans la page « Quelques images du camp de Treblinka«
I — Des lieux désolés — Le camp n°1 — Les raisons pour y être envoyé — La liquidation du camp n° 1 — Le règlement du camp — Les noms des assassins — Le camp n°2 — L’arrivée des trains — Les témoins — D’où venaient les victimes ? — Le voyage dans les trains de déportation — L’arrivée au camp — Vers la chambre à gaz — Le tri des bagages — Révoltes — La séparation — Les cheveux des femmes — Les hommes — « La route d’où l’on ne revient plus » — La férocité du S.S. Zepf — La chambre à gaz — Ils sont entrés dans le néant avec le nom d’homme — Description des chambres à gaz — Tentative d’évaluation du nombre des victimes — La mort dans les chambres à gaz — Au bout de vingt minutes — Les fosses —
II — Le ministre de la mort — La décision de construire les fours crématoires — D’épaisses colonnes de fumée — L’horreur — Pourquoi écrire tout cela ? — Hymne de Treblinka — Des bourreaux théoriciens et verbeux — Les déportés qui travaillaient à l’incinération — Les cendres — Plan de soulèvement — De l’argent pour l’évasion — Le soulèvement — La fin de Treblinka — Treblinka, septembre 1944 — Le racisme, un péril mortel pour l’humanité — Chaque citoyen du monde répond de l’avenir /