Deux collégiennes du C.O. du Foron à Genève (Suisse) se sont intéressées aux pages sur les artistes (Les artistes du camp des Milles et L’art et les camps, ainsi qu’aux poèmes de Charlotte Delbo) mais me demandent : « Vous parlez des arts… Mais, et la Musique ??? Qu’en est-il ???».
Cette question recoupe beaucoup de demandes, en rapport avec le sujet du Concours National de la Résistance et de la Déportation.
Voici quelques éléments de réponse.
Témoignage de Wladyslaw Szpilman / Témoignage de Simon Laks / Témoignage d’un SS sur la musique à Majdanek
Les nazis et la musique
La musique, dans le ghetto de Varsovie
Le pianiste Wladyslaw Szpilman, qui travbaillait à la radio polonaise, fut, comme tous les Juifs, enfermé dans le Ghetto de Varsovie dès 1940. Il y gagna sa vie en jouant dans les cafés, alors que montait autour de lui, la mière et le désespoir, en attendant les grandes rafles.
Témoignage de Wladyslaw Szpilman
Les apparences de la liberté
La vie dans le ghetto était d’autant plus atroce qu’elle gardait les apparences de la liberté, au contraire. Il suffisait de descendre dans la rue pour avoir l’impression trompeuse de se trouver au milieu d’une ville comme les autres. Nous ne prêtions même plus attention à nos brassards de Juifs, puisque nous en portions tous un. Après un certain temps, je me suis rendu compte que je m’y étais habitué au point de le voir sur mes amis « aryens » lorsque je rêvais d’eux, comme si cette bande de tissu blanc était devenue un accessoire vestimentaire aussi banal et universel que la cravate.
Mais les rues du ghetto, et elles seules, finissaient toutes contre un mur. Il m’arrivait souvent de partir en marchant au hasard, sans but précis, et chaque fois j’étais surpris de buter sur l’une de ces barrières. Elles se dressaient là où j’aurais voulu continuer à avancer, m’interdisaient de poursuivre ma route, et il n’y avait aucune raison logique à cela. Soudain, la portion de la rue située de l’autre côté du mur devenait pour moi l’endroit le plus chérissable au monde, celui dont j’avais le plus besoin, qui à cet instant précis recelait tout ce que j’aurais désiré voir… Mais le mur restait le plus fort. Alors je tournais les talons, battu, et l’expérience se reproduisait le lendemain, et le surlendemain, m’emplissant à nouveau du même désespoir insondable.[…]
Surmonter le désespoir en jouant du piano
Ma carrière de pianiste en temps de guerre a débuté au Café Nowoczesna, rue Nowolipki. Aussi dérisoire qu’elle m’ait semblé, la vie avait fini par me tirer de ma léthargie, me forçant à chercher un moyen de gagner de quoi subsister. Et j’en avais trouvé un, grâce au Ciel. Mon travail ne me donnait guère le loisir de broyer du noir, et puis de savoir que la survie de tous mes proches dépendait de mes maigres cachets d’interprète m’a conduit à surmonter peu à peu le désespoir sans fond dans lequel j’avais sombré.
Je commençais l’après-midi. Pour me rendre au café, je devais trouver ma route dans le labyrinthe d’étroites ruelles qui se perdaient à travers le ghetto, ou bien, quand j’avais envie d’un peu de changement et d’observer les palpitantes allées et venues des contrebandiers, je longeais le mur d’enceinte. C’était le meilleur moment, pour eux : les policiers, épuisés d’avoir passé la matinée à se remplir les poches, étaient alors occupés à compter leur butin. Des silhouettes furtives apparaissaient aux fenêtres ou sous les porches des immeubles qui jouxtaient le mur avant de se tapir à nouveau dans l’ombre […].
Un café fréquenté par les trafiquants
Le Café Nowoczesna n’était fréquenté que par les richards et leurs cavalières couvertes de diamants et de bijoux en or. Au son des
bouchons de Champagne fusant en l’air, des grues outrageusement maquillées vendaient leurs charmes aux profiteurs de guerre installés devant des tables bien garnies. C’est ici que j’allais perdre deux de mes grandes illusions : celle que nous étions tous solidaires face à
l’adversité, et celle que tous les Juifs savaient apprécier la musique.
Aux abords du café, les mendiants n’étaient pas tolérés. Des portiers corpulents se chargeaient de les chasser en brandissant leur gourdin alors que les pousse-pousse, qui venaient parfois de très loin, déposaient à l’entrée des hommes et des femmes emmitouflés dans de
confortables manteaux en hiver, la tête couverte de canotiers ou de foulards en soie de France en été. Avant d’atteindre la zone contrôlée par les cerbères, ils repoussaient eux-mêmes les badauds avec leur canne, les traits tordus par le dégoût et l’indignation. Jamais d’aumône :
dans leur esprit, la charité ne servait qu’à décourager les gens. Si vous vouliez gagner autant d’argent qu’eux, il vous suffisait de travailler aussi dur. Tout le monde en avait l’opportunité, de sorte que ceux qui ne savaient pas s’en tirer dans la vie devaient ne s’en prendre qu’à eux. […]
Au Nowoczesna, personne ne prêtait la moindre attention à ce que je jouais. Plus je tapais sur mon piano, plus les convives élevaient la voix tout en s’empiffrant et en trinquant. Chaque soir, entre mon public et moi, c’était une lutte ouverte à qui arriverait à imposer son vacarme sur l’autre. Une fois, un client a même envoyé un serveur me demander de m’interrompre un instant parce que je l’empêchais d’éprouver la qualité des pièces de vingt dollars-or que l’un de ses commensaux venait de lui vendre. Il les faisait doucement tinter contre le guéridon en marbre, les portait à son oreille entre deux doigts et écoutait intensément la manière dont ils sonnaient, seule et unique musique agréable à son oreille.
Un café fréquenté par des artistes et des intellectuels
Je ne suis pas resté longtemps là-bas, heureusement. Bientôt, j’ai trouvé un emploi dans un café d’un tout autre genre, rue Sienna, où artistes et intellectuels juifs venaient m’écouter. C’est ici que j’ai commencé à établir ma réputation de musicien et à rencontrer des amis avec
lesquels j’allais passer par la suite d’agréables mais aussi de tragiques moments. Parmi les habitués, il y avait Roman Kramsztyk, un peintre extrêmement doué, très lié à Arthur Rubinstein et à Karol Szymanowski. À l’époque, il travaillait à une remarquable série d’esquisses consacrées à la vie quotidienne dans le ghetto, sans savoir alors qu’il allait être assassiné et que la plupart de ces études disparaîtraient.
Janusz Korczak, autre assidu du café de la rue Sienna, était l’un des êtres les plus exceptionnels qu’il m’ait été donné de connaître, un homme de lettres qui avait l’estime des principales figures du mouvement Jeune Pologne. Ce qu’il racontait de ces artistes était en tout point fascinant. Il portait sur eux un regard marqué à la fois par une grande simplicité et par une une passion contagieuse. […] Plus que ses écrits eux-mêmes, c’était l’engagement à vivre ce qu’il écrivait qui donnait toute sa valeur à l’homme. Des années auparavant, à l’orée de sa carrière, il avait consacré tout son temps libre et chacun des zlotys qu’il pouvait réunir à la cause des enfants, vocation qu’il allait poursuivre jusqu’à sa mort. Il avait fondé des orphelinats, organisé des collectes et des fonds d’entraide en faveur des petits pauvres qui, grâce à ses interventions à la radio sur ce sujet, lui avaient attiré l’admiration générale et le surnom affectueux de « Papy Docteur » auprès des enfants comme des adultes. Lorsque les portes du ghetto s’étaient refermées, il avait décidé de rester alors qu’il aurait pu aisément se mettre à l’abri, poursuivant son action à l’intérieur, assumant son rôle de père adoptif d’une douzaine d’orphelins juifs, les enfants les plus tragiquement abandonnés de toute la planète. Dans nos conversations animées, rue Sienna, nous ignorions encore sur quelle note admirable, bouleversante, sa vie allait s’achever.
[Note: Janus Korczak choisit de ne pas abandonner les enfants de l’orphelinat, au moment de leur déportation. Il partit, très digne, tenant un enfant dans chaque main, vers les wagons, puis la mort.]
Le « Café des Arts »
Au bout de quatre mois, je suis passé à un autre établissement, rue Leszno cette fois. Le Sztuka (« Les Arts »), principal café du ghetto, se voulait un haut lieu de la culture. Sa salle de concert accueillait de nombreux artistes. Parmi les chanteurs, il faut citer Maria Eisenstadt, dont la voix merveilleuse serait aujourd’hui connue et respectée dans le monde entier si les Allemands ne l’avaient pas assassinée. Pour ma part, je me produisais souvent en duo avec Andrzej Goldfeder, obtenant un franc succès avec ma Paraphrase sur la « Valse de Casanova » de Ludomir Rozycki, dont le texte était dû à Wladyslaw Szengel. Ce dernier, un poète connu, intervenait chaque jour en compagnie de Leonid Fokczanski, du chanteur Andrzej Wlast, de l’humoriste
Wacus l’Esthète et de Pola Braunowna dans un spectacle intitulé Le Journal vivant, une chronique acerbe de l’existence dans le ghetto qui foisonnait de piques audacieuses lancées aux occupants allemands. A ceux qui préféraient la table aux plaisirs de l’esprit, le bar proposait vins fins et délicieuses spécialités comme l’escalope de volaille ou le bœuf Strogonoff. Concerts et cuisine attiraient une grande affluence, si bien que je gagnais assez correctement ma vie à cette époque, de quoi subvenir à peu près aux besoins de notre foyer, où nous étions alors six
En vérité, j’aurais vraiment apprécié mon travail au Sztuka, d’autant que j’y retrouvais nombre d’amis et que je pouvais bavarder pendant les pauses, si je n’avais pas eu la hantise du chemin de retour à la maison dans la soirée, une perspective qui suffisait à assombrir mes après-midi. On était à l’hiver 41-42, une saison très rude dans le ghetto. […]
Les rafles : « Une fourmilière affolée »
À cette époque, nous projetions Goldfeder et moi d’organiser un concert en matinée qui marquerait le premier anniversaire de la formation de notre duo. Il était prévu pour le samedi 25 juillet 1942, dans les jardins du Sztuka. Pleins d’optimisme et entièrement accaparés par ce projet que nous nous étions donné tant de mal à préparer, nous refusions tout bonnement l’idée qu’il puisse ne pas se tenir. Alors que si peu de temps nous en séparait, nous avons préféré croire que ces rumeurs allaient se révéler une nouvelle fois sans aucun fondement. Le 19 juillet, un dimanche, j’aijoué encore une fois en plein air, dans le patio d’un café de la rue Nowolipki, sans me douter un seul instant que ce serait mon dernier concert de l’ère du ghetto. Il y avait foule, certes, mais l’humeur générale était plutôt sombre.
Ensuite, je suis passé au Sztuka. Il était tard, les derniers clients étaient partis et il ne restait que le personnel qui s’affairait aux ultimes tâches de la journée. Je me suis assis un moment avec le directeur. Soucieux, abattu, il distribuait ses ordres sans conviction, comme pour la forme.
« Vous commencez déjà à préparer notre concert de samedi prochain ? » lui ai-je demandé.
Il ne m’aurait pas dévisagé avec plus de stupéfaction si j’avais été en train de délirer devant lui. Puis son expression est passée à une ironie compatissante : de toute évidence, avait-il conclu, j’ignorais les dernières péripéties qui venaient de faire basculer le sort du ghetto.
« Parce que… parce que vous croyez que nous serons encore de ce monde, samedi ? m’a-t-il interrogé en se penchant vers moi par-dessus la table. […]
[Finalement, le 16 août 1942, toute la famille Szpilman est arrêtée et conduite vers la sinistrre « Umschlagplatz » d’où partent les convois de déportation.]
« Eh Szpilman, par ici ! »
Nous nous sommes préparés au départ. Pourquoi attendre encore ? Mieux valait trouver une place rapidement. A quelques pas du train, les gardes avaient établi un large corridor qui laissait la foule s’écouler vers le convoi.
Le temps que nous nous rapprochions un peu, les premiers wagons étaient déjà pleins, mais les SS continuaient à pousser les gens à l’intérieur avec la crosse de leur fusil, insensibles aux cris de douleur qui montaient du fond. Même hors du train, l’odeur de chlore gênait la respiration, alors dans cette cohue… Qu’avait-il pu se passer là-dedans pour avoir nécessité une quantité de désinfectant aussi massive ?
Nous étions environ à mi-chemin de la voie lorsque j’ai entendu soudain crier : « Hé ! Szpilman, par ici, parici ! » Quelqu’un m’a attrapé par le collet et m’a tiré sans ménagement de l’autre côté du cordon de policiers.
Qui avait osé ?Je ne voulais pas être séparé de ma famille. Je voulais rester avec eux !
Le dos des gardes serrés les uns contre les autres me bouchait la vue. Je me suis élancé en avant mais ils n’ont pas bougé de leur place. Par-dessus leurs épaules, j’ai entrevu Mère et Regina, que Henryk et Halina étaient en train d’aider à se hisser péniblement dans un wagon. Père restait un peu en arrière, me cherchant des yeux.
« Papa ! »
II m’a aperçu, a fait deux ou trois pas dans ma direction et s’est arrêté. Très pâle, il hésitait. Puis ses lèvres tremblantes ont formé un sourire navré, il a levé une main et m’a fait un signe d’adieu, comme si j’étais revenu dans le fleuve de la vie et qu’il prenait congé de moi de l’autre côté de la tombe. Il a tourné les talons.
Je me suis encore jeté de toutes mes forces contre les policiers.
« Papa ! Henryk ! Halina ! »
C’étaient les cris d’un possédé. Je ne pouvais supporter l’idée d’être éloigné d’eux à un moment aussi terrible, la perspective d’être séparé d’eux à jamais.
L’un des gardes s’est retourné et m’a lancé un regard furibond : « Mais qu’est-ce que tu fiches, toi ? Va-t’en, sauve ta peau ! »
Me sauver ? de quoi ? En un éclair, j’ai compris ce qui attendait la foule entassée dans les wagons et mes cheveux se sont dressés sur ma tête.
J’ai regardé derrière moi. L’esplanade presque vide maintenant, les voies ferrés et là-bas les rues, la ville… Aiguillonné par une peur animale, j’ai couru d’instinct dans ce sens.J’ai pu passer une des portes sans encombre car je m’étais glissé dans une colonne d’ouvriers du Conseil juif qui sortaient juste à ce moment.
Quand j’ai retrouvé une certaine lucidité, j’étais dans une artère inconnue, au pied d’un immeuble. Un SS a surgi sur le perron, accompagné d’un policier juif. Il avait une expression impassible, d’un calme arrogant, alors que l’autre rampait devant lui, empestait le désir de plaire. Il a tendu un doigt vers le train arrêté sur 1′ Umschiagplatz et, d’un ton sarcastique, empressé d’établir une relation de camaraderie : « Tiens, regarde, ils partent griller ! »
J’ai suivi son regard. Les wagons avaient été fermés. Le convoi s’ébranlait lentement, pesamment.
J’ai pivoté sur moi-même et je suis parti en chancelant devant moi, dans la rue déserte, secoué de sanglots, poursuivi par les cris étouffés de tous ces êtres enfermés dans le train. On aurait cru le pépiement oppressé d’oiseaux en cage qui sentent un danger mortel fondre sur eux.Wladyslaw Szpilman,[Par la suite, quittant le ghetto, caché d’abord par des amis, puis seul dans les ruines de Varsovie, le musicien parviendra à survivre. Il sera, à la toute fin, sauvé par un officier allemand mélomane.]
Le pianiste, L’extraordinaire destin d’un musicien juif dans le ghetto de Varsovie, 1939-1945, Robert Laffont, 2001
Être musicien de l’orchestre d’Auschwitz
Simon Laks, musicien professionnel, compositeur et violoniste, est déporté à Auschwitz. Il commence par les kommandos « ordinaires » de travail.
Témoignage de Simon Laks
Irai-je ou pas me jeter sur les fils barbelés ?
Par la suite, je suis envoyé au travail. Je pars avec mon Kommando le matin et je reviens le soir. Le départ et le retour se font au son d’une marche que, d’ailleurs, je n’entends pas parce que je ne veux pas l’entendre. Je ne décrirai pas ce « travail » parce que j’ai hâte d’en arriver au sujet principal de mon livre, la musique. Je dirai seulement que chaque jour je perds des kilos — je le sens presque physiquement —, et que je n’ai aucune idée du nombre de kilos qui me reste. En tout cas, le minimum vital puisque, après vingt jours de ce régime de forçat, je suis encore en vie.
Un soir, comme tous les soirs, couché sur ma paillasse, je me demande combien de temps je vais pouvoir tenir. D’après les statistiques locales, un prisonnier tient au maximum six semaines, à moins qu’il ne préfère « aller aux fils » avant l’expiration de ce délai. J’ai donc encore trois semaines devant moi. Une éternité. Cette planche de salut ne me laisse pas en paix, comme une tentation irrésistible. Aller aux fils ? Ne pas y aller ?
Non ! Je n’irai pas aux fils. En tout cas, pas tout de suite. J’irai quand vraiment je n’en pourrai plus. À moins que quelque chose… À moins que quelqu’un… […]
Joueur de bridge
Mon bienfaiteur, c’est le chef de notre baraque. Grand, large d’épaules, un véritable athlète, il se place comme intentionnellement près de ma couchette et, d’une voix de stentor, crie en polonais :
« Y a-t-il quelqu’un qui parle le polonais et qui sache jouer au bridge ? »
Pour un peu, je ne comprends pas ce qu’il veut dire, mais je cesse instinctivement de mastiquer mon pain, je saute de ma couchette et me mets au garde-à-vous devant lui.
« Viens. »
II n’y a pas d’autres candidats. Comme je l’apprendrai plus tard, mon convoi, venu de France, compte un nombre infime de gens pariant le polonais. Je suis donc, en quelque sorte, un élu du sort.
Quelques minutes plus tard, sale, pas rasé, n’en croyant ni mes yeux ni mes oreilles, je suis assis à une table « de bridge », dans la petite chambre particulière du chef de baraque, en compagnie de deux autres « Prominente » en uniforme rayé, et je joue robre sur robre, en apparence d’égal à égal.
« Je suis violoniste. »
Au cours d une partie, je réussis à lui glisser discrètement que je suis violoniste et compositeur. Il me regarde d’un air de reproche sincère et amer :
« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt? Demain, tu resteras au block, je t’emmènerai voir l’orchestre. »
Un de ses compagnons ajoute en s’étranglant de rire : « Et si tu es pris, tu vivras peut-être un peu plus longtemps, ha ! ha ! ha ! »
Le trio éclate de rire. Pour un peu leur gaieté me gagnerait…
Mon bienfaiteur fera pour moi plus que ce qu’il m’a promis. La partie terminée, il me coupe les cheveux et me rase, puis me commande de me laver dans une écuelle de la décoction brûlante qu’on nous a distribuée comme étant du « thé », et de me présenter le lendemain à l’aube.
Rien qu’à l’idée que demain je ne sortirai pas du camp pour aller travailler, j’éprouve un sentiment de réconfort que je n’ai pas ressenti depuis si longtemps…
« Je n’en crois pas mes yeux. »
Je n’arrive décidemment pas à m’y habituer et je ne pense pas que je vais m’y habituer de sitôt. Le spectavle éblouissant qui s’étend sous mes yeux, après que j’ai franchi le seuil du block 15, me bouleverse profondément. Mon attention est d’abord attirée, « professionnellement », pourrais-je dire, par une cloison de bois à quelques mètres de moi, sur laquelle sont accrochés toutes sortes d’instruments à vent en cuivre et en bois, tous rutilants. Je distingue successivement un énorme tuba hélicon, un trombone, quelques trompettes, des cors à piston, des hautbois altos, des saxophones, des clarinettes et deux flûtes dont un piccolo. Dans un coin, appuyée contre le mur, une contrebasse impressionnante avec un archet glissé sous les cordes. Dans un autre, une grosse caisse avec des cymbales et une percussion avec tous les accessoires. Sur une étagère, large, solide, prévue à cet effet, se trouvent quelques accordéons et quelques violons dans des étuis. L’un d’eux, un peu plus grand que les autres, contient sans doute un alto. Je constate l’absence de violoncelle. Une seconde étagère, de moindres dimensions, est couverte de partitions et d’un tas de papier à musique vierge…
« Que me réserve le jour qui se lève ? »
Le mirage disparaît. La réalité me fait redescendre sur terre. Dans ce lieu, ni hall ni vestibule, deux hommes assis à une grande table prennent leur petit déjeuner. Une odeur de saucisse grillée et d’oignons frits inflige à mon palais des tortures raffinées. J’avale ma salive et j’attends. Paradoxalement, un vers de Pouchkine me revient : « Que me réserve le jour qui se lève ? »
Mon ange bridgeur, qui m’a accompagné, s’approche du plus âgé et, me montrant du doigt, lui chuchote quelques mots dans l’oreille. C’est certainement le chef d’orchestre, il a un air engageant, un regard plein de bonté. Il me prend d’abord pour un Français parce qu’il sait que mon convoi vient de France, mais très vite son visage s’illumine quand il apprend qu’« en fait » je suis polonais et qu’il peut me parler polonais. Il me tend un violon et me dit de jouer quelque chose.
J’ai les doigts raides, meurtris, les bras douloureux ; l’archet m’échappe de la main droite, mais heureusement ma main gauche n’est pas en trop mauvais état. Je me dis qu’il est préférable de jouer quelque chose qui fera valoir ma technique et, sans réfléchir, je me lance dans les premières mesures d’un concerto de Mendelsohn, oubliant complètement que c’est un compositeur juif et que 1 exécution de ses œuvres est interdite aussi bien en Allemagne que dans les pays occupés. Fort heureusement, au bout d’à peine quelques mesures, le chef me fait signe d’arrêter.
« C’est bon. La technique n’est pas mauvaise, ma foi. Dis à ton chef de block que tu es accepté et qu’il organise ton transfert dans ce block-ci. Dis-lui aussi d’aller avec toi au Bekieidungskammer [chambre d’habillement], où on échangera les guenilles que tu portes contre un uniforme correct. Maintenant, nous partons jouer; pendant ce temps entraîne-toi un peu dehors parce que tes doigts sont plutôt raides. Mais demain matin tu sortiras avec tout le monde. »
« Ce violon est devenu mon bouclier. »
Mon chef de block se révèle un homme de parole. Quand il doit tuer, il tue ; quand il aide, il aide jusqu’au bout. Toutes les questions administratives et vestimentaires sont déjà réglées. J’ai l’air relativement décent et un peu de temps devant moi pour dégourdir mes doigts et manier l’archet en faisant quelques exercices efficaces. Je ne peux pas les faire au block parce que cela gênerait les copistes. Je m’assieds donc sur une butte entre notre block et le block voisin, et sans prêter attention aux regards étonnés et légèrement moqueurs des « aristocrates » du camp qui passent, je fais avec enthousiasme des exercices méthodiques ennuyeux, gammes et arpèges, pour que mes doigts retrouvent leur ancienne dextérité.
À quelques pas de moi s’élève une rangée interminable de poteaux de ciment dont le sommet est courbé dans ma direction. Ces poteaux sont reliés par des fils de fer barbelé en rangs parallèles, chargés de courant électrique, mais les fils ne me tentent plus, je les ai rejetés en tant que planche de salut problématique. Ce violon que je tiens est devenu mon bouclier.
Un peu plus loin se trouve une seconde rangée de poteaux, mais courbés dans l’autre sens. Entre les deux passe une route sur laquelle avancent paresseusement, les unes derrières les autres, des charrettes débordantes, tirées ou poussées par des bêtes à rayures qui ressemblent à des êtres humains.
« Brot ! Brot ! »
Je continue à m’entraîner avec acharnement, me disant qu’à part le violon et l’orchestre, tout devrait m’être indifférent. Mais mon regard est attiré par d’étranges silhouettes qui rôdent derrière la seconde rangée de barbelés. Qu’est-ce que ces créatures? Des êtres humains ? Des nains ? Des enfants ? Quelques-unes s’approchent plus près des barbelés et c’est alors seulement que je comprends que ces créatures aux crânes rasés et aux visages gris émaciés, vêtues d’uniformes soviétiques usés, sont des femmes ! Ou plutôt, étaient jadis des femmes.Elles m’ont aperçu, elles découvrent leurs épaules décharnées et leurs jambes enflées, et crient, comme par habitude, d’une voix suppliante : Brot! Brot! (Du pain ! Du pain !)
Soudain les femmes s’évanouissent comme des fantômes. Sur la route apparaît un SS. Il s’arrête et à travers les barbelés écoute attentivement mes exercices. Je me lèveet, en ôtant mon calot comme le veut le règlement, je me mets au garde-à-vous. L’Allemand m’invite d’un geste de la main à continuer : Weiter mâchent (Continuez !) Puis il s’éloigne. Je reprends mes exercices avec une énergie redoublée.
Le camp semble désert. Les Kommandos doivent être partis au travail depuis longtemps. Une peur soudaine me saisit devant ma solitude. Mes doigts sont encore engourdis, je sens une douleur dans mon épaule droite. Je décide de rentrer au block pour voir ce qui s’y passe, ce que font les musiciens après être rentrés.
Le « Kommando du ciel » ?
J’y trouve maintenant trois hommes au lieu de deux. Tous les trois sont occupés à écrire de la musique, à moins qu’ils n’en copient. Les instruments sont accrochés à leur place, comme si personne n’y avait touché depuis le matin. Mais où sont les musiciens ? Je pose timidement la question au chef d’orchestre.
« Comment cela, où ils sont ? Ils sont partis au travail avec les Kommandos ! »
Je suis baigné de sueur.
« Avec quels Kommandos ? » bredouille-je, la gorge nouée.
La réponse sort de la bouche du voisin du chef d’orchestre, un individu maladif qui possède apparemment un grand sens de l’humour :
« Que t’importe de savoir avec lesquels ? De toute façon tu ne vas pas tarder à aller droit au Himmelkommando ! »
Au Himmelkommando… C’est-à-dire droit au ciel. Personne ne rit. Le chef d’orchestre continue d’écrire. Le troisième personnage, un homme brun, doux et silencieux, me jette un regard éloquent, comme s’il voulait me dire de ne pas m’en faire.
Ce regard s’avérera prophétique : c’est celui qui m’envoie aujourd’hui au Himmelkommando qui finalement ira. Comme il s’agit, dans un certain sens, de l’un des trois personnages principaux de mon récit, qu’il me soit permis de présenter tout de suite le trio au lecteur en anticipant sur les événements : Franz Kopka, percussionniste et Kapo de l’orchestre ; Jan Zaborski, chef de l’orchestre, qui joue également du tuba ; et le petit homme brun au regard prophétique, Ludwik Zuk-Skarzewski, violoniste, clarinettiste, copiste et arrangeur, qui sera mon deuxième sauveur.
« J’ai le trac ! »
J’ai le trac comme si je devais me produire en soliste devant un vaste public de gens avertis et de critiques musicaux. L’orchestre au complet se met en rangs par « cinq » réglementaires dans l’allée principale, à hauteur de notre block, à une certaine distance du podium vers lequel nous allons diriger nos pas dans un instant. A ma grande surprise, frappé de consternation, je vois à la tête du groupe Franz Kopka qui tient la baguette d’un air triomphant, tandis que Zaborski, le chef d’orchestre officiel, s’est mis tout à fait derrière, son hélicon sur le dos. Au premier rang, j’aperçois quelques trompettistes, derrière eux un ténor, un hautbois, un basson, des accordéons, des clarinettes, un saxophone, un tambour et une grosse caisse avec des cymbales. Tout au fond, juste derrière le tuba, se tiennent les violonistes, dont je suis, tenant leurs étuis fermés sous le bras parce qu’ils ne peuvent pas jouer en marchant.
Los ! Musik !
Un cri guttural des SS arrivant du poste de garde interrompt ce tango langoureux. Kopka fonce vers la grille et se met au garde-à-vous devant l’un des officiers. Puis il revient en courant et donne à un autre groupe de musiciens le titre d’une autre danse. Retentissent alors les sons d’un air de jazz à la mode que j’ai entendu il n’y a pas longtemps, quand j’étais libre. Cette fois nous jouons jusqu’au bout et les derniers accords sont accueillis par de vifs applaudissements de la part des Kommandos voisins.
Un nouveau cri guttural retentit : Los! Musi ! [Allez ! Musique !] Les deux battants de la grille s’ouvrent. Résonne alors l’airfamilier d’une marche vieille comme le monde : Alte Kameraden (Vieux Camarades). Dans le même temps, les Kommandos partent les uns après les autres au pas cadencé en direction de la sortie, où l’on fait un comptage consciencieux des partants dont le nombre est dûment noté. Au retour au camp l’effectif de chaque Kommando doit correspondre exactement au nombre noté, sinon, malheur à nous tous !
Je suis consterné par le son terriblement faux de certains instruments à vent, et les cordes ne leur sont d’aucun secours. Heureusement, ils sont assourdis par les coups puissants de la grosse caisse et ceux, simultanés, des cymbales de cuivre. Ce sont ces coups qui me parvenaient de loin durant les premières heures de mon séjour ici.
« Au travail ! »
Le dernier Kommando a quitté le camp. Nous plions bagage et nous nous rangeons dans l’allée principale, mais cette fois dans le sens opposé. Le même cérémonial se répète avec le tambour, la grosse caisse, les cymbales, et de nouveau retentissent les accords faux d’une marche joyeuse qui nous ramène à notre block. Là, chacun d’entre nous pose son instrument à l’endroit prévu, après quoi presque tous les musiciens sortent. Je me demande où ils vont et je ne sais pas ce que je dois faire : rester là ou les suivre ? Le hurlement strident de Franz Kopka me tire d’embarras :
Simon Laks,
« Raus! Fiche-moi le camp ! Au travail ! Je ne veux plus voir personne ici. »
Je me rappelle que Kopka a bredouillé quelques mots à propos de mon travail dans un Kommando qui peut se transformer en Himmelkommando… Je m’exécute et « fiche le camp ». Dehors, le reste des musiciens est déjà gentiment rangé « zu fûnfe » [par cinq], prêt à quitter le camp, conformément à la routine quotidienne. Le joueur de basson, qui est le Vorarbeiter du Kommando des musiciens, attend que je rejoigne les autres. Nous partons au travail comme le reste du camp. Avec cette différence que personne ne joue de musique pour nous lors de notre départ.
Au block sont restés trois privilégiés : Zaborski, Kopka et Zuk.
Mélodies d’Auschwitz, préface de Pierre Vidal-Naquet, Judaïsmes, Editions du Cerf, 1991.
La musique pendant l’extermination : le témoignage d’un SS sur Majdanek
De la musique pendant les exécutions de masse ?
C’est ce que raconte le SS Erich Mussfeldt qui vécut les derniers jours du camp de Majdanek, avant d’être transféré à Auschwitz :
Témoignage d’un SS
Le 3 novembre 1943 Maïdanek cessa d’exister. L’opération prit le nom de code «Fête des Moissons». Derrière les Sections 5 et 6 du camp et à environ cinquante mètres du nouveau crématoire en construction, d’immenses tranchées furent creusées. Environ trois cents détenus y travaillèrent durant trois jours et trois nuits. Il y avait trois fosses principales de deux mètres de profondeur et 100 mètres de longueur.
Un détachement spécial de détenus fut envoyé d’Auschwitz à Maïdanek. Les chefs de la police et des SS venaient de Cracovie, Varsovie, Radom et Lublin, plus environ cent sous-officiers SS. Le quatrième jour, le 3 novembre, le camp fut réveillé à cinq heures du matin et ceinturé par des patrouilles armées d’environ cinq cents hommes.
En face du crématoire, devant l’entrée il y avait deux camions munis de haut-parleurs qui diffusaient à un niveau assourdissant de la musique militaire et de la musique de danse.
A six heures du matin la grande opération fut déclenchée. Les juifs furent conduits dans les blocks de la Section 5 où ils reçurent l’ordre de se déshabiller.
Ensuite le commandant Thumann coupa les barbelés entre la section et les fosses. Des SS armés jusqu ‘aux dents s’assemblèrent de chaque côté d’un espace de la largeur d’une avenue au milieu de laquelle on fit courir les prisonniers nus vers les fosses.
Erich Mussfeldt,
On les poussa dans les tranchées et ceux qui s’y trouvaient déjà furent allongés et tassés pour faire de la place. Puis les SS debout sur les bords les tuèrent à la mitrailleuse. On empila les vivants sur les morts jusqu’à ce que les fosses fussent pleines.
Hommes et femmes furent tués séparément. Toute l’opération continua jusqu’à 17 h. Les SS qui participaient aux exécutions étaient fréquemment relevés et durant tout ce temps les haut-parleurs continuèrent à déverser de la musique de danse ou des marches militaires.
Ce jour-là dix-sept mille personnes des deux sexes furent exécutées à Maïdanek. On laissa seulement en vie trois cents femmes chargées de trier et de classer tout ce qui avait été pris et trois cents hommes du détachement spécial 1005 pour transporter les corps hors des fosses et les brûler.
témoignage recueilli après la guerre et cité par Rudolf Vrba et Alan Bestic, Je me suis évadé d’Auschwitz, Documents, Ramsay,1988