Angelina me demande comment les survivants de la déportation se sont réadaptés à la vie. Je crois qu’on peut essayer de l’imaginer à travers ce poème de Charlotte Delbo, déportée à Auschwitz et qui perdit aussi son mari, exécuté à la prison de la Santé :
Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
vous,
qu’on revient de là-bas
On revient de là-bas
et même de plus loin
*
Je reviens d’un autre monde
dedans ce monde
que je n’avais pas quitté
et je ne sais
lequel est vrai
dites-moi suis-je revenue
de l’autre monde?
Pour moi
je suis encore là-bas
et je meurs là-bas
chaque jour un peu plus
je remeurs
la mort de tous ceux qui sont morts
et je ne sais plus quel est le vrai
de ce monde-là
de l’autre monde là-bas
maintenant
je ne sais plus
quand je rêve
et quand
je ne rêve pas.
*
Moi aussi j’avais rêvé
de désespoirs
et d’alcools
autrefois
avant
Je suis remontée du désespoir
celui-là
croyant que j’avais rêvé
le rêve du désespoir
La mémoire m’est revenue
et avec elle une souffrance
qui m’a fait m’en retourner
à la patrie de l’inconnu.
C’était encore une patrie terrestre
et rien de moi ne peut fuir
je me possède toute
et cette connaissance
acquise au fond du désespoir
Alors vous saurez
qu’il ne faut pas parler avec la mort
c’est une connaissance inutile.
Dans un monde
où ne sont pas vivants
ceux qui croient l’être
toute connaissance devient inutile
à qui possède l’autre
et pour vivre
il vaut mieux ne rien savoir
ne rien savoir du prix de la vie à un jeune homme qui va mourir.
*
J’ai parlé avec la mort
alors
je sais
comme trop de choses apprises étaient vaines
mais je l’ai su au prix de souffrance
si grande
que je me demande
s’il valait la peine.
*
Vous qui vous aimez
hommes et femmes
homme d’une femme
femme d’un homme
vous qui vous aimez
pouvez-vous comment pouvez-vous
dire votre amour dans les journaux
sur des photos
dire votre amour à la rue qui vous voit passer
à la vitrine où vous marchez
l’un près de l’autre contre l’autre
vos yeux dans la glace rencontrés
et vos lèvres rapprochées
comment pouvez-vous
le dire au garçon
au chauffeur de taxi
vous lui êtes si sympathiques
tous les deux des amoureux
vous le dire sans rien dire
d’un geste
Chérie, ton manteau, n’oublie pas tes gants
vous effaçant pour la laisser passer
elle souriant paupières abaissées qui se relèvent
le dire à ceux qui vous regardent
et à ceux qui ne vous regardent pas
par cette assurance qu’on a quand on est attendu
dans un café
dans un square
cette assurance qu’on a
quand on est attendu dans la vie
le dire aux animaux du zoo
ensemble qu’il est laid celui-ci celui-là qu’il est beau
d’accord sincèrement
ou non
n’importe
y pensez-vous seulement
comment pouvez-vous et pourquoi
le dire à moi
je sais
je sais que tous les hommes ont aux femmes les mêmes gestes
tes gants chérie, tes fleurs que tu oublies
chérie m’allait bien à moi aussi
je sais que toutes les femme
sont aux hommes le même ravissement
il prenait ma main protégeait mon épaule
comment osez-vous
à moi
je n’ai plus à sourire
merci chéri tu es gentil
chéri lui allait bien à lui aussi.
Et ce désert est tout peuplé
d’hommes et de femmes qui s’aiment
qui s’aiment et se le crient
d’un bout de la terre à l’autre.
*
Je suis revenue d’entre les morts
et j’ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d’eux
je n’ai rien eu à leur dire
parce que
j’avais appris là-bas
qu’on ne peut pas parler aux autres.
Charlotte Delbo
Auschwitz et après,
II,
Une connaissance inutile
Charlotte Delbo, qui avait travaillé dans le théâtre avant la guerre avec Louis Jouvet, était l’une des 230 femmes qui dans le convoi du 24 janvier 1943 partirent de Compiègne vers Auschwitz. Elle fut l’une des rares survivantes de ce convoi.