Un texte de Serge Smulevic écrit dans la dernière partie de sa vie, quand il s’efforçait de témoigner :
PAS FACILE
Vous croyez que c’est facile de raconter une déportation ?
Oui… on peut décrire des faits, des événements, des incidents généralement toujours dramatiques avec l’appréhension que l’on vous soupçonne d’exagérer ce que vous racontez. De là ce long silence aussi qui a duré tant d’années, causé par la non-compréhension des auditeurs. Causé par les expressions de doute sur les visages de ceux, qui avides de détails voulaient toujours en savoir davantage. Un jour, peut-être trop tard déjà, nous avons mis fin à ce long silence qui nous a causé beaucoup de tort et parce que nous avons pris conscience de notre prochaine disparition, et là, le chemin était tout tracé pour donner libre cours au doute. Le doute, si facile parce qu’une réalité trop difficile. Une réalité abrasive, trop dure à regarder en face, à évoquer, comme ça tout au long d’une simple interview. Une gêne aussi. Une pudeur, et le regard d’en face plein d’incrédulité. Le temps d’une lueur moqueuse d’une fraction de seconde…
Alors vous croyez que les quelques milliers de rescapés survivants des camps de la mort se sont tous mis d’accord pour vous raconter la même histoire ?
Pas facile…..
****
J’ai été déporté à l’âge de 22 ans et il faut reconnaître que ce qui a permis à la plupart des déportés de survivre, c’est leur jeune âge au moment de leur déportation, leurs bases physiques et physiologiques, leur potentiel moral et la volonté intense de vouloir survivre.
Serge Smulevic
J’ai connu, dès les premiers jours de ma déportation, les souffrances dues à la faim, au froid, à l’immense fatigue causée par un travail de forçat, par les insultes et les mauvais traitements des kapos et des S.S. qui avaient le droit de vie et de mort sur nous. J’ai le souvenir d’avoir lutté très fort parce que je voulais vivre, parce que je voulais revoir les miens, parce que je voulais à nouveau être un homme libre. J’ai aussi le souvenir que mes compagnons de misère en me portant sur les bras m’avaient ramené du travail de la Buna, à l’état de colaps. Déposé à l’infirmerie, j’en avais été chassé mon état n’étant pas jugé assez grave. J’ai le souvenir de ces batailles pour une cuillerée de soupe de plus. J’ai le souvenir de ma cuillère dont j’avais aiguisé le manche pour le rendre aussi coupant qu’un couteau pour pouvoir couper des tranches de un millimètre d’épaisseur de mon petit bloc de pain noir, dur et collant. J’ai le souvenir de notre démarche traînante, pesante lourde de fatigue, désabusée et désespérée. La démarche de ceux qui ne vont pas tarder à mourir.