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Un poème de Benjamin Fondane

Sur les fleuves de Babylone

C’est à vous que je parle, homme des antipodes,

je parle d’homme à homme

avec le peu en moi qui demeure de l’homme,

avec le peu de voix qui me reste au gosier ;

mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il

ne pas crier vengeance…

Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,

nous serons au-delà du souvenir, la mort

aura parachevé les travaux de la haine,

je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;

alors, eh bien, sachez que j’avais un visage

comme vous, une bouche qui priait comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,

dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.

Et quand

une épine mauvaise égratignait ma peau

il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.

Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais

soif de tendresse de puissance,

d’or, de plaisir et de douleur.

Tout comme vous j’étais méchant et angoissé,

solide dans la paix, ivre dans la victoire

et titubant, hagard, à l’heure de l’échec

Et pourtant, non.

Je n’étais pas un homme comme vous.

Vous n’êtes pas nés sur les routes,

personne n’a jeté à l’égout vos petits

comme des chats encore sans yeux,

vous n’avez pas erré de cité en cité,

traqué par les polices,

vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube

les wagons à bestiaux,

et le sanglot amer de l’humiliation,

accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,

du crime d’exister,

changeant de nom et de visage

pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,

un visage qui avait servi à tout le monde

de crachoir !

Un jour viendra sans doute, où ce poème lu

se trouvera devant vos yeux.

Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !

Ce n’est qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème

parfait : avais-je le temps de le finir ?

Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties

qui avait été moi, dans un autre siècle,

en une histoire qui vous semblera périmée,

souvenez-vous seulement que j’étais innocent

et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,

j’avais eu, moi aussi, un visage marqué

par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d’homme, tout simplement.

Benjamin Fondane
Sur les fleuves de Babylone

Benjamin Fondane

Né en 1898 à Iasi (Roumanie), a d’abord été un écrivain de langue roumaine ; il a participé aux cercles d’avant garde de Bucarest avant de s’installer à Paris en 1923.
Il a poursuivi là, en marge des groupes et des écoles, son œuvre de poète et de critique. Devenu le disciple du philosophe russe Léon Chestov, Benjamin Fondane s’est employé à faire connaitre sa pensée et à en développer les implications dans le domaine poétique.

Pendant la guerre, il collabora à plusieurs publications clandestines; dénoncé par la Gestapo, parce que juif, il fut déporté à Auschwitz et gazé à Birkenau le 3 octobre 1944.

En 1996 les œuvres poétiques ont été rééditées.
Cette œuvre forte et originale n’a pas de place qu’elle mérite.
Ardente et lisible, cette poésie ne peut qu’envouter le lecteur.
Ce roumain qui a écrit en français a trouvé une langue puissante, un ton prophétique, une chaleur communicative.

C’est un poète injustement méconnu.