Récit par Serge Smulevic, rescapé d’Auschwitz, de la période 1939-1943, au cours de laquelle il a participé à la Résistance, jusqu’à son arrestation.
Sommaire
Volontaire, je ne suis pas convoqué par l’armée
Fin juillet 1939, j’obtiens mon diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts, à Strasbourg. Vers le 15 août, les bruits de guerre s’amplifient. Mon père, toujours pratique, décide qu’on ira à Vichy, car il doit faire une cure thermale. C’est là que nous apprenons la mobilisation générale. J’ai 18 ans. Je me rends à Moulins pour m’engager comme volontaire dans l’armée française et on me dit que je dois attendre d’être convoqué. J’attends ainsi et arrive la débâcle, sans que je sois convoqué. Nous ne sommes pas inquiétés à Vichy en 1940 en tant que Juifs. Je trouve un emploi comme vendeur dans un magasin de disques et radios « La Boîte à Musique » propriétaire : Mr Brétinier, à qui je dis que je suis juif, et très sympa, il me répond qu’il me gardera tant qu’il le pourra.
Réfugié en Périgord et ouvrier agricole
Au début de 1941, les problèmes commencent pour les Juifs habitant Vichy, que nous quittons pour la Dordogne et nous nous installons à Terrasson (à quelques 50 km. de Périgueux). Nous vivons là comme réfugiés.
Puis la gendarmerie nous dit que tous les juifs et étrangers (or nous le sommes) âgés de 18 à 45 ans doivent obligatoirement aller travailler comme ouvriers agricoles et être payés à cet effet, 350 francs par mois, et nourris. Nous sommes fin 1941, et je trouve une place chez Raymond Chanel, propriétaire du château de Cublac, à 3 km de Terrasson, comme ouvrier agricole et aussi pour m’occuper de son élevage de volailles (des poulets Leghorn).
Interné au camp de Chancelade
Début 1942, fin février je crois, Mr Chanel me fait savoir qu’il n’est pas content de mon travail et va être obligé de me remplacer (il a quelqu’un d’autre à engager, qu’il connaît bien) et dans la première semaine du mois d’avril, il va être obligé de le faire savoir à la gendarmerie de Terrasson sous la juridiction de laquelle nous sommes placés, lui et moi.
Un gendarme vient donc me chercher et, en compagnie de M. Chanel, je suis conduit, comme le règlement l’exige, au camp de Chancelade, qui se trouve à quelques kilomètres de là, tout près de Périgueux. Je suis donc incorporé dans le camp de Chancelade comme ouvrier pour aller travailler dans une forêt en tant que bûcheron.
Je suis « reçu » par le commandant du camp, Monsieur Malinvaud, homme très sympathique. Ça se passe, soit un vendredi, soit un samedi au début du mois d’avril.
Ma mère, qu’on avait avertie, court chez le capitaine Bertrand Merly, qui est géomètre à Terrasson et propriétaire terrien, qui a beaucoup d’estime pour elle. Ça se passe le dimanche, un ou deux jours après mon incorporation à Chancelade. Le capitaine Merly décide de se rendre le lendemain (le lundi) très tôt à Chancelade, et il est immédiatement reçu par le Commandant Malinvaud. Je suis convoqué peu de temps après dans le bureau de ce dernier et j’apprends que je vais sortir de Chancelade parce que Monsieur Merly m’a engagé comme ouvrier agricole à son tour, dans son domaine, Le Maraval. Je quitte donc Chancelade tout au début du mois d’avril, en compagnie de M. Merly, après avoir séjourné trois ou quatre jours dans ce petit camp. Mais je l’ai échappé belle, car les Allemands venaient régulièrement chercher des jeunes dans ce petit camp, pour les déporter.
Le capitaine Merly et sa grammaire de la langue d’oc
Me voici donc chez M. Merly comme ouvrier agricole. Monsieur Bertrand Merly est un capitaine retraité de 1914-18. Grand patriote, toujours avec son vieux calot de capitaine sur la tête. Il me prend en sympathie et sa ferme « Le Maraval » devient pour moi un vrai havre de paix et de confiance. Comme il est fort occupé avec la création d’une grammaire de la langue d’oc et de la langue d’oil, et a appris que je sortais des Beaux-Arts, il m’en confie l’illustration. Je ne travaille donc plus en tant qu’ouvrier agricole, mais suis payé 300 F. par mois et nourri pour illustrer la grammaire que Monsieur Merly est en train de créer.
Les gendarmes tapent à la porte
Les mois passent et au mois de juin 1942 commencent des rafles au cours desquelles la gendarmerie française recherche des jeunes juifs dans toute la région pour les livrer aux autorités allemandes. Un matin, vers 6 h. 30 deux gendarmes frappent chez nous. Ma mère me fait signe et je me sauve par une porte contigüe à la maison voisine pour me sauver par l’escalier. Je monte l’escalier qui m’amène dans un pigeonnier, où je reste caché pendant près de deux heures tant que les gendarmes fouillent les deux maisons, sans succès. Puis je rentre chez nous pour m’habiller (m’étant enfui en pyjama) et la nuit tombée je pars en bicyclette, vêtu d’un vieux cache-poussière et me rends dans une ferme dont ma mère s’était procurée l’adresse, à une trentaine de km de là, à Lallet (près de Coulaures).
De Georges Dupuis à Georges Dupayard
Les propriétaires, la famille Dupuis avaient deux fils, dont le cadet, Georges, devient vite mon copain. Je passe environ deux mois, jusqu’à fin janvier, à garder leur troupeau de moutons, puis la situation devient dangereuse pour moi, les langues dans ce minuscule village se délient vite, et je décide de quitter les lieux. Mais avec ma carte d’identité au nom de Szmulewicz, je n’irai pas loin. Je réussis à convaincre le jeune Dupuis, en lui expliquant que cela peut me sauver la vie, de me donner sa carte d’identité et de faire par la suite une déclaration de perte. Mais je décidai de la transformer, du moins au point de vue du nom et au moyen d’une solution dont je connaissais les propriétés (50% eau de javel et 50% d’eau) pour effacer le Dupuis et en faire « Dupayard » ainsi que la date de naissance. J’étais donc en possession d’une vraie fausse carte d’identité puisque son numéro avait été enregistré à la Mairie de Coulaures. Et je me rendis à Coulaures pour y prendre un train pour Grenoble,où se trouvait une partie de ma famille,des cousins de Metz : les Pragier et les Gottlieb.
Dans la région de Grenoble, premier contact avec la Résistance
Les Pragier m’hébergèrent immédiatement. Ils habitaient une localité jouxtant Grenoble : Fontaine. Nous sommes au mois d’octobre 1942. Chez mes autres cousins, les Gottlieb j’avais remarqué un va et vient continuel de personnes que je ne connaissais pas, et c’est Madame Jacques Gottlieb qui décida un jour de me présenter un certain Monsieur Duval de Seyssinet (autre localité proche de Grenoble) qui était un chef de service chez Thomson-Tramways. Ce responsable F.T.P.F.* entreprit de me faire entrer à l’usine Thomson à Grenoble, en tant que dessinateur industriel (prétexte pour m’avoir sous la main et me former).
La fabrication des faux papiers
En tant que dessinateur, il m’affecta à une section qui s’occupait de faux papiers, leur fabrication (lavage d’anciennes cartes, dessin de faux cachets, ainsi que des cartes d’alimentation). Je fus logé dans un petit meublé, Place Grenette n° 3 à Grenoble, où je suis resté jusqu’à fin janvier 1943, sans être inquiété, et sans poser de questions. Je modifiais, fabriquais des fausses cartes d’identité pour des résistants de la région ainsi que des pièces d’identité pour des enfants juifs. Je travaillais avec l’ancêtre des imprimantes portatives : une espèce de plaque de gélatine verte fixée sur un support métallique, ainsi que des encres d’imprimerie et des solutions de lavage comme celle décrite précédemment mais améliorée, car elle résistait au repassage.
Envoyé à Nice et dénoncé
Au début 1943, je fus mis en contact avec Jules Jeanpierre (capitaine Duguet du corps-franc M.U.R.**
à Grenoble) qui était en relation avec Ernest Lambert (originaire de Thionville) responsable d’une section en contact avec des maquisards et surtout d’enfants juifs cachés pour lesquels il fallait des faux papiers.
Lambert me proposa de me rendre à Nice et de « travailler » sous ses ordres, ce que j’acceptais immédiatement, l’ayant connu à Thionville lorsque j’étais petit. Il avait à ce moment-là une petite entreprise de T.S.F.*** Je déménageais donc à Nice fin juillet 1943, et c’est Emest Lambert qui me renseigna l’adresse de celle qui allait me dénoncer le 24 août 1943 et être responsable de ma déportation à Auschwitz trois mois et demi plus tard.
Combien de personnes cette femme a-t-elle dénoncées ? On l’ignore, mais c’est aussi la raison pour laquelle, ne connaissant pas l’adresse de Lambert, celui-ci n’est jamais tombé dans ses filets. Je n’ai jamais su comment Ernest Lambert avait connu ma logeuse, ni comment il avait été possible qu’on la lui avait renseigné comme cachant des résistants, ayant probablement été victime d’un agent double. On ne le saura jamais puisqu’il est malheureusement tombé dans les mains de la Gestapo et qu’il est mort en emportant ce secret avec lui.
Le 29 juin 1944, étant à Lyon, il a été arrêté par la milice française qui plus tard l’a remis aux mains de la Gestapo. Celle-ci l’a affreusement torturé, mais jamais il n’a parlé. Puis, il a été amené à Portes-les-Valence où les nazis l’ont fusillé le 8 juillet 1944. Il avait 26 ans.
Cette bonne femme a certainement fait quelques victimes avant de quitter Nice,ainsi que les deux inspecteurs à qui elle avait demandé de venir me cueillir. Et c’est évidemment la vraie fausse carte d’identité, au nom de Georges Dupayard, qui a été trouvée sur moi au moment de mon arrestation et la preuve vite établie que le Georges Dupayard était en réalité Georges Dupuis. Qui, lui, n’a jamais été inquiété puisqu’il leur a expliqué (comme il me l’a raconté plus tard) qu’il m’avait « offert » sa carte d’identité, parce que j’étais Juif, et afin de me sauver la vie. Assez curieusement ceux qui l’ont interrogé n’ont pas demandé la moindre sanction contre lui pour avoir rendu service à un Juif. Peut être qu’à cette époque certaines autorités de la police ou de l’administration communale sont-elles devenues plus clairvoyantes, ou bien dans certaines régions de la Dordogne était-on plus coopératif avec ceux qui « résistaient » ?
Serge Smulevic – 25 juin 2002
La suite de l’histoire de Serge dans la page « L’itinéraire de Serge Smulevic ».
On lira aussi le récit d’une rencontre bien particulière que fit Serge dans le train qui l’emmenait vers Drancy.
LEXIQUE
* F.T.P.F. = Francs Tireurs et Partisans Français (organisation de résistance proche du Parti Communiste).
** M.U.R. = Mouvements Unis de Résistance (Regroupement des réseaux de résistance créé à la suite de l’action de Jean Moulin).
*** T.S.F. = Télégraphie Sans Fil, nom donné alors à la radio.