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Police ! Ouvrez !

L’Étoile jaune et la rafle du Vél’ d’Hiv

Il y a soixante-quinze ans se déroulait l’innommable !

Deux ans après leur arrivée à Paris, les autorités nazies avaient décidé de nous affubler de cette abominable étoile jaune, par une ordonnance datée du 29 mai 1942. Nous en avions été avertis par voie de presse. Ce qui est certain, c’est que notre police française avait été chargée d’en faire la distribution, contre la remise de quelques points de notre carte de rationnement textile. Cette assignation à se décorer était spécifiée de façon particulièrement ambigüe : nous n’étions pas dans l’obligation de porter cette étoile jaune infamante, mais il nous était interdit de sortir de notre domicile sans l’arborer visiblement.

Une date avait été fixée pour porter cette décoration : le dimanche 7 juin 1942. Dès ce jour, les fidèles mercenaires de la Gestapo qui portaient l’uniforme de la police française allaient se livrer à une véritable chasse au faciès, interpellant tous ceux qui n’avaient pas le bon profil, pour contrôler leur identité. Dès ce même jour, nous avions été soumis à n’emprunter que le wagon de queue dans le métro parisien. Ce n’était là qu’un hors-d’œuvre puisqu’une autre ordonnance nazie, datée du 9 juillet 1942, interdisait aux porteurs de l’étoile jaune de fréquenter la plupart des lieux publics, hormis la rue et les transports en commun. Ne nous restait que la liberté de respirer un air contaminé par la sinistre bonne volonté de nos policiers qui ne savaient rien refuser à l’occupant nazi, espérant sans doute des primes au mérite pour leur performance et les félicitations d’une hiérarchie qui avait délibérément choisi son camp.

Malgré l’horreur de cette mise à l’écart, le pire était à venir. Une semaine plus tard, alors que le soleil n’était pas encore levé, l’armée répressive, exclusivement constituée de bons citoyens, fidèles à la consigne de l’ennemi héréditaire, se mettait en marche, à Paris et dans sa banlieue. Des coups violents ébranlaient les portes de notre petit logement. Comme dans un rêve, j’entends hurler :

« Police !

Ouvrez ! »,

à plusieurs reprises.

Ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar. Déjà deux policiers s’affichent dans l’encadrement de la porte que ma mère vient d’ouvrir. Depuis mon lit, j’aperçois deux cerbères en uniforme de la police française.

Les ordres brutaux qui m’ont arraché au sommeil, et les apparitions de ces hommes qui repoussent ma mère, me font comprendre que tous les récits entendus quelques années plus tôt sur les pogroms qui s’étaient déroulés dans la Pologne natale de mes parents paraissent se réaliser ici, au pays des droits de l’homme.

Nous sommes le 16 juillet 1942, à l’aube ; le jour commence à poindre et résonne dans ma tête, comme autant de coups de tonnerre :

« Police !

Ouvrez ! »

Soixante-quinze ans plus tard, cette injonction brutale ne cesse de me revenir en mémoire. Comme si cela ne tarderait pas à se reproduire. Je sais bien que ce ne sera plus jamais le cas, mais, tant d’années plus tard, comment ne pas comprendre cette antipathie réservée aux policiers lorsqu’il m’arrive d’en croiser un dans la rue ou dans les transports en commun. Nul ne peut ignorer que, de nos jours, cet ordre hargneux :

« Police !

Ouvrez ! »

est réservé à d’autres parias qui ont la malchance de n’avoir pas de papiers d’identité en règle ou, tout aussi grave, d’afficher une couleur de peau peu conforme à celle tolérée par les racistes, dont il n’est pas possible d’exclure nombre de nos policiers dont les anciens étaient redevenus « républicains », à la fin du mois d’août 1944, après avoir été aux ordres de la Gestapo, relayés par le pouvoir de Vichy.

Combien de fois, dans mon sommeil agité, ai-je pu réentendre cette vocifération, éructée par des hommes armés contre des familles sans défense dont ils ne pouvaient ignorer qu’elles étaient peut-être vouées à disparaître dans les camps de la mort nazis :

« Police !

Ouvrez ! »

Dans quel état d’esprit pouvaient être ces hommes qui, sans trop se poser de questions, accomplissaient cette tâche abjecte qui leur était dévolue, sans qu’ils envisagent de la refuser ? Se mettre au service de l’occupant nazi ne leur avait pas posé de problème de conscience. Bien plus tard, je serais en mesure d’apprendre qu’aucun de ces dizaines de milliers de bravaches n’aura refusé de se déshonorer, tout en arguant, par la suite, qu’ils avaient été résistants dans l’âme. Tous avaient accepté d’utiliser ces mots brutaux pour signifier que leurs victimes ne faisaient plus partie du pays réel :

« Police !

Ouvrez ! »

Ces hommes, que l’occupant nazi n’avait même pas désarmés, obéissaient aveuglément à une hiérarchie qui, de son côté, trouvait tout à fait naturel de pourchasser une minorité, à l’imitation de leurs collègues allemands qui, depuis près de dix ans, s’étaient habitués à ces opérations d’épuration pour satisfaire l’ambition de leur Führer qui avait promis de rendre l’Allemagne judereïn, c’est-à-dire nettoyée de ses Juifs.

Dans cette France, qui avait connu, peu de temps avant, le Front populaire, les xénophobes et les racistes prenaient leur revanche. Tous ravis de voir les occupants nazis se livrer à la chasse aux Juifs, avec comme hommes de main ces policiers et gendarmes qui, comme sous la République, ne connaissaient pas la désobéissance aux ordres reçus. D’où ces missions criminogènes effectuées parfois avec la satisfaction du devoir accompli. Peu importait qu’au cours de ces descentes de police seraient embarqués des femmes et des jeunes enfants, de même des vieillards grabataires. Presque tous ces hommes d’ordre, à la nuque raide, seront réhabilités la Libération venue, et même décorés collectivement de la Légion d’honneur pour être entrés en résistance à la 25e heure. 

De Gaulle ayant remplacé Pétain au pouvoir, tous ces mercenaires aux ordres de la Gestapo durant plus de quatre ans avaient déjà oublié leur passé honteux, tentant même de convaincre les Français, enfin libérés, qu’ils n’avaient cessé de lutter pour les protéger. Il n’en reste pas moins que les patriotes ordinaires – ceux qui ne font pas de politique – avaient déjà pardonné leurs « errements » à ces policiers désormais au service de la République retrouvée. Tous, même les plus immondes, allaient être réintégrés rapidement, avec avancement dans les grades pour certains. Comme il était loin le temps des ordres aboyés :

« Police !

Ouvrez ! »

À la limite, ils auraient même juré n’avoir jamais prononcé l’injonction menaçante. Leur rappeler le contraire aurait constitué une atteinte à leur honneur. Serviteurs de l’État, quel qu’il soit, nos policiers et gendarmes – il ne faut cesser de le rappeler – n’avaient jamais envisagé de refuser les missions qui leur étaient confiées par la Gestapo. C’est ainsi que, du 14 mai 1941 au 30 juillet 1944, près de 76 000 Juifs vivant dans ce pays – surtout des étrangers – avaient été raptés par leurs soins et, parmi eux, quelque 11 000 enfants qui ne reviendront pas des camps de la mort. « Nous ne faisions qu’obéir aux ordres de nos chefs », expliqueront ces bravaches qui n’avaient jamais entrevu la possibilité de changer de métier. Nombre d’entre eux se justifieront, avec cet argument stupéfiant : « Si nous n’avions pu exécuter les ordres, d’autres auraient effectué les rafles à notre place, et peut-être même plus brutalement. »

« Police !

Ouvrez ! »

Ceux-là auraient même enfoncé les portes si elles ne s’étaient pas ouvertes aussi rapidement que ces hommes d’honneur l’exigeaient. Ce qui est certain, c’est que ces policiers, persuadés d’avoir accompli « convenablement » leur tâche, ajoutaient souvent les injures et la brutalité lorsque leurs victimes n’obéissaient pas suffisamment rapidement à leur injonction. Comment qualifier ces hommes d’ordre qui n’hésitaient pas, le cas échéant, à embarquer sur des civières des vieillards grabataires et des femmes dont l’accouchement paraissait imminent – sans oublier quelques aveugles. Comment procédaient-ils lorsque, sur la liste qui leur avait été remise, se trouvaient des sourds et des muets ? Et puis, comme ils devaient plaisanter entre eux lorsqu’ils avaient été chargés d’interpeler un curé juif, portant l’étoile jaune. Cela existait !

« Police !

Ouvrez ! »

Ces parias en soutane n’allaient pas attendre longtemps avant de rejoindre le royaume des cieux. Comment oublier que le doux poète Max Jacob, converti au catholicisme, allait mourir au camp de Drancy, en 1943 ?

Les forces de l’ordre ne font pas de politique, nous a-t-on toujours expliqué. Moyennant quoi ces hommes en uniforme de la police française se sont avérés exécuteurs de la pire des politiques : celle de l’extermination systématique d’une population sans défense. Bien sûr, si ces mercenaires sans vergogne participaient alors, avec conviction, à l’éradication de la minorité juive vivant en France, c’est que cela ne les choquait pas outre mesure. Nous savons, d’expérience, que nos policiers et gendarmes, s’ils ne sont pas xénophobes, n’apprécient guère les étrangers et que, s’ils ne sont pas racistes, ils détestent les Arabes, de nos jours, comme ils exécraient les Juifs, de l’été 1940 à l’été 1944. Ironie de l’histoire, comme le statut des Juifs du 3 octobre 1940 prévoyait l’exclusion des Juifs de la fonction publique, il s’était trouvé quelques policiers de mauvaise origine chassés de l’institution répressive. Devenus également des parias, ils allaient porter l’étoile jaune, en zone occupée, mais seront relativement protégés de la déportation, car citoyens français.

Comment ceux-ci se seraient-ils comportés si, restés à leur poste, ils avaient été chargés de rafler des « coreligionnaires » ? Il suffit de se reporter aux exactions commises par les policiers juifs du ghetto de Varsovie pour être convaincus qu’en période troublée, les sentiments humanistes n’ont plus leur place. Chacun songeant surtout à sauver sa vie, au détriment de celles des autres ; l’illusoire communautarisme s’effaçant devant la menace pesant sur celui qui fera tout pour échapper au sort commun.

Soixante-quinze ans après l’action innommable conduite par des policiers bien français, le temps paraît avoir fait son œuvre. C’est dans une indifférence aussi générale que les bons Français de France assistent sans broncher à la montée accélérée d’un racisme antimaghrébin et, plus généralement, antimusulman. Sans être mauvais prophète, il faut être bien persuadé que si nos policiers étaient chargés, de nos jours, de rafler quelques dizaines de milliers de familles originaires d’Afrique du Nord, aux fins d’expulsion, la mission serait effectuée sans le moindre refus d’exécution – avec enthousiasme même. Il serait alors possible d’entendre de nouveau :

« Police !

Ouvrez ! »

… et sans attendre, les béliers qui font désormais partie de l’arsenal policier, seraient mis en œuvre pour enfoncer toutes les portes. Cette fois, non plus dans l’indifférence générale, comme le 16 juillet 1942, mais avec l’approbation d’une population bien convaincue de la nécessité de cette intervention permettant l’éradication d’une possible génération d’intégristes musulmans. Sans négliger la satisfaction intime des auteurs de cette opération : « Si nos anciens livraient leurs proies aux bourreaux nazis, avec pour destination Auschwitz, nous, au moins, limitons notre action à la préparation d’une expulsion de masse… »

Avec l’état d’urgence tel qu’il peut être interprété désormais, quiconque aurait fait les frais d’une simple délation pourrait être emprisonné et placé sur la liste des proscrits, sans même que la justice puisse émettre son avis. Le temps des justiciers des mauvaises causes est revenu bien plus rapidement qu’il aurait possible de s’y attendre. La loi des suspects, avec ses plus mauvais effets, risque d’être de retour, avec l’arrivée au pouvoir de ces Républicains intransigeants pour qui l’État de droit ne serait plus qu’une image du passé. Bien sûr, la guillotine n’est plus de saison, mais si la peine de mort a été abolie en octobre 1981, les policiers – qui ne sont pas des justiciers comme les autres – disposent de toute une panoplie d’armes létales qu’ils peuvent utiliser sans même qu’il leur soit nécessaire d’invoquer la légitime défense pour en justifier l’usage.

*    *

*

Impossible pourtant d’oublier cette horrible rafle du 16 juillet 1942, qui a fait de moi un orphelin à perpétuité. Devenu apprenti sertisseur-joaillier après la déportation de mes parents, je trainais mon chagrin au fil des courses que mon patron me faisait faire. Je ne cherchais ni pitié ni compassion, craignant surtout les face à face où les gens me regardaient avec une curiosité malsaine à la vue de mon étoile jaune, lorsqu’ils ne s’écartaient pas de moi comme si j’étais porteur d’une maladie contagieuse. Dans le métro, où je ne pouvais fréquenter que le wagon de queue, pas un sourire pour ce jeune garçon sinistrement étranger à ses compagnons de voyage. C’était un peu comme une punition supplémentaire venue augmenter ma détresse. Dans la rue, je rasais les murs, évitant le regard des policiers en patrouille, armés jusqu’aux dents. Fréquemment la mitraillette en bandoulière.

Régulièrement, j’apprenais que l’un des clients de mon patron avait été raflé la veille. Il m’est même arrivé d’avoir été envoyé chercher un bijou chez un joailler et de trouver porte close, les scellés ayant été apposés sur la porte de l’appartement servant également d’atelier. Dans cette circonstance, j’avais rapidement pris le large, craignant la possibilité de la présence d’un policier à proximité de l’immeuble, en planque pour embarquer quelque possible victime de cette répression raciale animée par des policiers avides de résultats. Visiblement, cette porte avait été fracturée, avant que l’accès n’en soit interdit par les scellés. Les auteurs de cette incursion, outre l’injonction habituelle :

« Ouvrez !

Police ! »

auraient pu ajouter, ce qu’ils avaient sans doute réalisé :

« Ouvrez !

Ou on enfonce la porte ! »

Cela sans la moindre hésitation, accompagnés parfois d’un serrurier, car les portes des professionnels de la joaillerie étaient souvent blindées. Nos policiers, parfois recrutés au temps du Front populaire, n’hésitaient jamais à mal faire. Ce que je pouvais constater un matin de février 1943, devant la porte vandalisée de ce joailler de la rue Geoffroy-Marie, à cent mètres de l’atelier qui m’employait.

Avec ma sœur qui poursuivait ses études, notre plus grande chance c’était d’avoir été oubliés, aussi bien par la Croix-Rouge que par les services sociaux de la mairie de Vincennes. Je n’avais pas encore quinze ans, et ma sœur tout juste dix-sept. L’un et l’autre, en fin de journée, nous nous retrouvions, étonnés d’être toujours en liberté, sous le regard peu convivial d’une concierge qui, à l’évidence, n’aimait pas les étrangers et, par conséquent, leur progéniture. En délicatesse avec le propriétaire qui s’inquiétait de ne plus recevoir régulièrement le loyer de notre pauvre petit logement, la concierge ne faisait que relayer le ressentiment de son patron-vautour.

Faute de ne pas connaitre quelques élans généreux, non pas pour me plaindre mais témoigner d’un minimum de solidarité à mon égard, je n’avais pas tardé à généraliser ma rancœur contre ces bons Français de souche qui s’accommodaient tranquillement des méfaits de l’Occupation dès lors que leur subsistance pouvait être assurée, grâce au marché noir. Le seul envers qui j’éprouvais une réelle reconnaissance était encore ce patron d’apprentissage qui n’avait pas hésité à embaucher un apprenti porteur d’une étoile jaune – ce qui n’était pas interdit mais pouvait risquer de le rendre suspect en un temps où la délation était devenue un sport national.

Après le drame vécu avec ma sœur, tous deux désespérés, nous n’avions pas eu droit au soutien d’une cellule psychologique, comme cela se fait de nos jours pour les victimes d’attentats. Bien entendu, ce ne pouvait être le cas, car nous avions été assaillis au nom d’une raison d’État –  fut-elle proche du régime nazi. Dans ma mémoire blessée ne cesseront jamais de résonner ces mots chargés de haine, braillés par ceux-là même que l’on qualifiait encore de l’appellation de gardiens de la paix :

« Ouvrez !

Police ! »

Après la lourde épreuve de l’intrusion des policiers avait suivi la séparation d’avec nos parents. Nous nous retrouvions à l’air libre, ma sœur et moi. Désormais, notre prison se situerait à l’extérieur, après le départ de l’autobus où mon père et ma mère avaient été contraints de monter, vers une destination encore inconnue. M’attendait un nouveau constat de l’horreur connue depuis l’aube de 16 juillet 1942 : de retour le premier dans notre petit logement, j’avais eu la mauvaise surprise d’y trouver la concierge, fort occupée à secouer la porte du buffet, dans l’espoir de s’emparer d’un éventuel butin. Tentative de pillage, il n’y a pas d’autre mot. S’étant vue remettre les clés par les policiers, après notre arrestation, la « bignole » n’avait même pas eu besoin de crier :

« C’est la concierge !

Ouvrez ! »

C’était l’image déformée d’une triste société ayant remisé son humanisme au vestiaire. Dans la rue, j’avais eu le sentiment de ne pas exister car les regards ne s’attardaient pas sur moi. Comme si cette étoile qui me collait à la peau pouvait me rendre invisible. Brutalement séparé de mes parents, je n’avais plus le moindre recours. En cette fin d’après-midi de juillet, où la chaleur était forte, les rares passants n’avaient que faire de ce garçon qui, ayant perdu ses repères, ne comprenait pas encore ce qui lui était arrivé, quelques heures plus tôt. Comme un sinistre leitmotiv lui revenaient en mémoire ces mots éructés par des policiers peu soucieux de savoir quel serait le sort de leurs victimes :

« Police !

Ouvrez ! »

Pour ceux qui n’étaient pas au travail, c’était les vacances et, dans ce quartier de Vincennes, les quelques passants croisés ignoraient sans doute que, quelques rues plus loin, un petit pavillon avait été transformé en prison provisoire. Par ailleurs, chez ceux qui, depuis leur fenêtre, avaient pu assister au drame qui se jouait de l’autre côté de cette rue Louis-Besquel où une geôle collective avait été ouverte par les soins de la police française, désireuse de satisfaire les autorités nazies, nulle émotion visible.

Autre constat, tout aussi étonnant : alors que j’avais dû traverser Vincennes pour informer la meilleure amie de ma sœur du drame qui venait de nous frapper, je n’avais pas rencontré le moindre soldat allemand. Étonnant, évidemment, car Vincennes était devenu ville de garnison pour l’armée occupante. À moins de deux cents mètres du lieu où nous avions été provisoirement enfermés, les casernements proches du donjon, ainsi que le fort neuf et la caserne des dragons, à l’orée du bois, fourmillaient habituellement d’uniformes vert-de-gris. Pas un Allemand dans les rues de Vincennes. L’occupant tentait peut-être de convaincre la population que cette opération répressive relevait surtout de la volonté du pouvoir de Vichy de nettoyer la France de ses Juifs.

*    *

*

Au terme de cette journée qui s’était déroulée dans une chaleur éprouvante, un violent orage s’était abattu sur la région parisienne, comme pour laver le crime commis par ces mercenaires ayant oublié qu’ils avaient été – parfois – des policiers républicains.

     Maurice Rajsfus, 2017

     Rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv’

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Maurice Rajsfus, de son vrai nom Maurice Plocki, est né à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) et mort le 13 juin 2020 à Antony (Hauts-de-Seine) ; journaliste, historien ; survivant de la Rafle du Vel’d’Hiv ; militant d’extrême gauche, auteur de nombreux livres sur la police et la répression sous toutes ses formes.

Une famille juive polonaise

Il est le fils de parents juifs polonais arrivés en France en 1923 et 1924. Son père Mushim Plocki, né en 1892, avait enseigné en Pologne. Sa mère, Riwka Rajsfus, était née en 1900 à Bledow dans un milieu rural très pauvre. En France, ses parents gagnèrent leur vie comme marchands forains de bas et chaussettes dans les villes de la banlieue Nord.

Durant l’automne 1940, sa famille dut apposer l’affichette « entreprise juive » sur son étalage, puis lorsqu’elle se vit interdire d’exercer la profession de marchand forain, son père fut manutentionnaire sur un chantier vers Chaville (Hauts-de-Seine).

La rafle du Vél’ d’hiv’

Enfin, au matin du 16 juillet 1942 – début de la rafle du Vel’d’Hiv -, sa famille était arrêtée à Vincennes, où elle résidait à l’époque, par des policiers français.

Conduits dans un lieu de regroupement à Vincennes, 5, rue Louis Besquel, avec une centaine de personnes, ils attendaient le départ vers une destination inconnue. Vers 15 heures, un policier leur annonça que les enfants de nationalité française de 14 à 16 ans pouvaient sortir. Seuls les Plocki demandèrent à leurs enfants, Maurice et sa sœur Jenny (Eugénie), de partir, leur sauvant ainsi la vie. Les parents, transférés à Auschwitz le 27 juillet, y furent assassinés.

La survie

Après la déportation de leurs parents, Jenny et Maurice vécurent deux années difficiles, craignant constamment une nouvelle vague de rafles. A la mi-juin 1944, Maurice eut l’occasion de se réfugier dans un petit village du Val-d’Oise, La Chapelle-en-Vexin, Jenny s’étant cachée chez sa meilleure amie, Monique Lecouflet. Maurice revint à Vincennes en bicyclette le 28 août 1944.

Engagement politique

A la libération, Maurice Rajsfus adhère aux Jeunesses Communistes et au PC. Il a alors 16 ans.

Il est rapidement exclu sans ménagement, à 18 ans, accusé d’être un « hitléro-trotskiste ». On lui reprochait notamment de penser que la grève était la meilleure arme des travailleurs alors que, depuis que le PC était au gouvernement, l’heure n’était plus à la contestation mais à la reconstruction de la France. Il fréquente alors des militants de diverses traditions, parmi lesquels anarchistes et trotskiste et, en octobre 1946, il adhéra à la section française de la Quatrième Internationale, le Parti communiste internationaliste (PCI). Chez les trotskistes, il découvrit la réalité de la répression aux colonies, notamment en Algérie les massacrés de Sétif en mai 1945…

Il rejoint ensuite le groupe Socialisme ou Barbarie animé par Cornélius Castoriadis.

Errance professionnelle

Il exerce divers métiers.

Il a terminé son apprentissage en joaillerie,mais refuse de travailler dans un atelier de joaillerie. Il est, tour à tour, moniteur de colonie de vacances à l’île de Ré ; correcteur bénévole aux Éditions Pionniers ; un bref moment docker sur les Docks de Bercy, puis OS à l’usine d’outillage Val d’Or à Bagnolet ; éducateur dans une maison d’enfants de déportés ; embauché à l’IFOP pour effectuer des enquêtes de d’opinion ; chef de service à la Fédération nationale des Auberges de Jeunesse (FNAJ) …

Dans les années 1950, marqué par le surréalisme, il écrit et tente de publier ses poèmes.

Il trouve ensuite un travail de typographe dans lequel il s’épanouit. Il devient secrétaire de rédaction à La Vie des Métiers.

Le refus de l’armée et la haine de la police

Normalement, les enfants de déportés étaient exemptés des obligations militaires. Mais le fait que ses parents soient morts en déportation ne lui permit pas d’échapper au service militaire car ils étaient étrangers, donc pas « morts pour la France ».

Maurice Rajsfus refuse de toute son âme antimilitariste cette incorporation et tombe malade. Après trois tentatives d’encasernement, l’administration militaire le déclara « réformé définitif ».

En 1955, il est l’un des premiers à vouloir organiser des manifestations contre la Guerre d’Algérie qui venait de commencer. Il adhère alors au Parti socialiste unifié (PSU). Il participe activement à Mai 68 et milite en solidarité avec les immigrés, avec les réfugiés chiliens, avec les ouvriers de Lip, avec les militants arrêtés (maoïstes ou trotskistes).

Après Mai 68, il rassemble des milliers de fiches sur la répression policière, Maurice Rajsfus crée l’Observatoire des libertés publiques en mai 1994, après l’assassinat du jeune Makomé (17 ans) par un policier, le 6 avril 1993, au commissariat des Grandes Carrières à Paris. Il assura la publication de plus de 200 numéros du bulletin Que fait la police ? jusqu’en 1999. Contre la renaissance de l’extrême droite et des idées fascistes, il fut aussi en mai 1990 un des initiateurs du réseau ras l’Front dont il sera président pendant quelques années.

Publications

Infatigable dénonciateur des crimes de la police et de la collaboration avec le nazisme, il a publié :

  • Des Juifs dans la collaboration, l’UGIF, 1941-44, EDI, 1980.
  • Sois Juif et tais-toi ! Les français israélites face au nazisme, 1939-40, EDI, 1981.
  • L’An prochain la révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne, 1930-45, Mazarine, 1985.
  • Jeudi noir, 16 juillet 1942 : l’honneur perdu de la France profonde, L’Harmattan 1988, Éditions Manya, 1992.
  • Israël/Palestine : l’ennemi intérieur, EDI/La Brèche, 1988.
  • Mon père, l’étranger. Un immigré juif polonais à Paris dans les années 1920, L’Harmattan, 1989.
  • Une terre promise ? Des Juifs dans la collaboration, tome 2, L’Harmattan, 1990.
  • Drancy : un camp de concentration très ordinaire, 1941-44, Manya, 1991.
  • La police de Vichy, Le Cherche Midi, 1995.
  • La police hors la loi. Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968, Le Cherche Midi, 1996.
  • La rafle du vel’ d’Hiv’, PUF, Collection Que Sais-je ?, 2002.
  • Opération Étoile jaune, Le Cherche Midi, 2002. -Paris 1942.
  • 1953, un 14 juillet sanglant, Agnès Viénot, Paris, 2003.
  • Le petit Maurice dans la tourmente, Tartamudo, 2010.
  • Je n’aime pas la police de mon pays, Éditions Libertalia, 2012.
  • La censure militaire et policière, Le Cherche Midi, 2014.

 

Sources :
— Le Maitron (https://maitron.fr/spip.php?article205974)

— Site de l’Association des Ami.e.s de Maurice Rajsfus (https://www.mauricerajsfus.org/)