« Il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien « faire« , on peut du moins ressentir, inépuisablement. C’est sans doute ce que les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre impuissance à liquider le passé. Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Le sentiment que nous éprouvons ne s’appelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l’ont acceptée, et des indifférents qui l’ont déjà oubliée. Le voilà notre « ressentiment ». Car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n’est qu’une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l’inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles. L’oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivolité. Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras. Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l’herbe n’est pas dégoutée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d’inexprimable misère. Aujourd’hui, quand les sophistes nous recommandent l’oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l’agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde. »
Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, Seuil, 1986.