Ce site est dédié à Miryam, Aron, Lucien Natanson…

Les Justes, le Bien et le Mal : critique d’une problématique

par Dominique Natanson

Les catégories du Bien et du Mal sont commodes. Il y aurait un mal monstrueux, le nazisme, et un bien majeur, l’attitude des Justes qui sauvèrent des Juifs, particulièrement des enfants, durant la Seconde guerre mondiale. La volonté de lutter contre le racisme ambiant et de sauver des vies, de résister, permettrait d’opposer les Justes aux nazis, ceux qui « conjurent le mal » et ceux qui en sont à l’origine. Dans la distribution naturelle des talents, comme ceux qui ont une oreille musicale absolue, certains, dans toutes les circonstances, trouveraient la voie d’une morale absolue.

Diversité des « Justes »

Les Justes furent plus de 2700 en France1. Leurs origines sont diverses. On trouve un grand nombre de religieux, de professeurs – mais aussi quelques gendarmes – des médecins, des femmes de ménage, des syndicalistes… Rien ne semble réunir ces femmes et ces hommes si ce n’est leur générosité, leur grandeur d’âme. Les actes héroïques ne manquent pas : ils vont de la mise à l’abri d’enfants cachés à la fabrication de faux papiers, de l’hébergement dans des villages de montagne aux filières d’évasion… On cache des Juifs dans un poulailler à Périgueux, dans un couvent à Limoges, dans son propre appartement à Bordeaux, dans une ferme à Saint-Pal-de-Mons (Loire) et même dans la mosquée de Paris pour ce groupe d’Algériens des FTP… Beaucoup agirent dans la simplicité et ne réclamèrent rien. La réponse qui leur vint quand on leur posa la question du pourquoi, fut souvent un haussement d’épaule : c’était « naturel », on ne pouvait faire autrement.

Peut-on néanmoins les suivre dans cette position ? Le geste qu’ils accomplirent est-il à ce point déconnecté de la société dans laquelle ils vivaient ?

Des motivations à interroger

On peut cependant s’interroger sur les intentions de ceux qui sauvent. Leurs motivations recélaient-elles un bien absolu qui conjurerait le mal et sauverait ainsi l’humanité toute entière ?

L’histoire locale des Cévennes et du Vivarais, l’appartenance à des mouvements de résistance, des traditions locales républicaines – il y aurait une relation à établir entre le nombre de « Justes » et les traditions de vote républicain dans certains départements du sud, depuis la fin du XIXe siècle – peuvent fournir des pistes de compréhension des liens qui attachent certains « Justes » à la société qui les entourent. L’isolement économique et géographique des protestants du Chambon-sur-Lignon, une minorité élevée depuis la Révocation de l’Édit de Nantes, dans l’hostilité au pouvoir central, permet de comprendre comment ce lieu est devenu la « colline aux mille enfants »2, ce refuge pour les Juifs. Robert Badinter insiste sur l’aide collective d’un village : tous les habitants du petit village de Cognin, près de Chambéry qui cachèrent le futur garde des sceaux, pactisèrent dans un silence protecteur. La notion de « Juste » individualise volontairement et ne rend pas compte de ces efforts collectifs, à l’exception de celui de la population du Chambon-sur-Lignon, seule mention collective reconnue par Yad Vashem.

Les motivations des « sauveurs » ne sont pas toujours aussi limpides qu’on le croit, dans le cas des catholiques. Certains ont un objectif de conversion des « petits Juifs » qui leur sont confiés. Ils se voient comme des « sauveurs d’âmes » et peuvent être perçus comme des « voleurs d’âmes ». On a ainsi entendu des prêtres ou des religieuses assurer aux enfants juifs dont ils avaient la charge que leurs parents, exterminés à Auschwitz, étaient en enfer parce que juifs.3

L’affaire Finaly montre comment on passe de l’héroïsme des Justes à une situation beaucoup plus ambigüe : avant d’être déportés, Fritz Finaly, médecin juif autrichien et sa femme Annie avaient réussi à cacher leurs deux enfants âgés respectivement de deux et trois ans au couvent des religieuses de Notre-Dame de Sion, à Grenoble. En raison de leur très jeune âge, les religieuses confieront les deux enfants à une fervente catholique, Antoinette Brun, directrice de la crèche municipale de Grenoble. Quand la tante israélienne réclame les enfants en 1945, Mlle Brun va faire tout son possible afin de ne pas restituer les deux enfants, allant jusqu’à les faire baptiser le 28 mars 1948. Ils seront cachés une nouvelle fois, chez des religieux de l’Espagne franquiste et il faudra attendre juin 1953 pour qu’ils soient enfin remis à leur famille juive. L’affaire récente de l’Arche de Zoé montre que la délimitation entre l’héroïsme et l’enlèvement d’enfant n’est pas toujours très claire.

On notera qu’on ne retrouve pas ce problème chez les protestants qui firent preuve de moins de prosélytisme. Les témoignages des Juifs réfugiés au Chambon-sur-Lignon n’évoquent pas ce « forcing » religieux sur des enfants qu’on trouve assez fréquemment (mais pas toujours) dans les couvents et écoles religieuses catholiques. Cependant, il s’agit là d’une situation française, marquée par l’histoire particulière des communautés protestantes des Cévennes : en Allemagne, dans les régions où le protestantisme était majoritaire, les résistants au nazisme furent rares et les sauvetages de Juifs presque inexistants. Les journaux paroissiaux protestants des années 1930 regorgent de violents articles antisémites4. On voit bien que la religion n’est pas la source réelle des attitudes d’opposition à la déportation. Il s’agit bien plutôt de la manière dont s’inscrivent des courants idéologiques dans une société donnée.

Que s’agit-il de conjurer ?

On peut s’interroger sur ce que serait cette volonté de « conjurer le Mal » qui fait le titre de ce numéro, et s’étonner de la présence d’une notion bien peu psychanalytique, le « Mal », dans une revue qui fait de l’éclairage psychanalytique un de ses axes principaux. En cherchant bien, on trouve sans doute le mot « mal » dans certains écrits de Freud, comme dans Malaise dans la civilisation ; encore n’est-il jamais le concept central.

On conjure un sort par la magie. Selon le Trésor de la Langue Française5, conjurer, c’est d’abord « écarter des influences néfastes par des procédés surnaturels ». Que s’agit-il de conjurer dans le cas des Justes ? Face au nazisme, on voudrait voir s’établir une sorte de sainteté de la résistance individuelle. Ces saints, laïcs ou religieux, règleraient ainsi son compte au péché originel. A toutes les époques, il y aurait eu des acteurs de la lutte contre le Mal, de Moïse à François d’Assise et à Élie Wiesel. La permanence d’une morale universelle repose sur l’idée d’« un sens moral absolu qui n’est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu »6.

Un concept religieux

L’idée de « Justes des Nations » vient du Talmud (traité Baba Batra, 15 b). Au long des générations, il a servi à désigner toute personne non juive ayant manifesté une relation positive et amicale envers les Juifs. Le Mémorial Yad Vashem décerne le titre de Juste des Nations aux non-Juifs qui, pendant la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, ont aidé des Juifs en péril, au risque de leur propre vie, sans recherche d’avantages d’ordre matériel ou autre. Le titre de Juste des Nations est décerné sur la foi de témoignages des personnes sauvées ou de témoins oculaires et documents fiables. Ces « Justes parmi les nations » sont honorés à Yad Vashem, à Jérusalem, dans l’Allée des Justes.

On considère donc que seuls des non-Juifs sont des Justes. C’est lié, on l’a dit, au fait que la notion est d’origine religieuse et se base sur la vision d’un monde divisé entre Juifs et non-Juifs.

Pourtant, il y a eu des Juifs qui ne firent rien (ou ne purent rien faire), des Juifs qui dénoncèrent ou collaborèrent, des Juifs qui firent des actions héroïques pour sauver ou tenter de sauver d’autres Juifs. Pourquoi ces derniers ne verraient pas attribuer ce titre de « Justes ». On pense, par exemple, aux frères Bielski7 qui organisèrent un maquis dans le but de sauver les Juifs de leur région. Ils créèrent un maquis dans les forêts et marais de Biélorussie et sauvèrent ainsi 1200 Juifs.

Il y a aussi un débat en Israël et dans les comités qui valident les dossiers de « Justes » sur la question des Juifs convertis au christianisme. Le fait de sauver un chrétien d’origine juive ne serait pas, selon certains, constitutif de l’acte d’un Juste, puisque finalement, un non-Juif sauverait un non-Juif.

Un concept politique

Le titre de « Juste » est délivré au nom de l’État d’Israël. On considère donc qu’un État représente l’ensemble des Juifs, y compris ceux de la diaspora qui ne se sentent pas nécessairement liés à cet État. C’est particulièrement vrai dans les périodes où cet État est contesté sur le plan international (y compris par des Juifs) pour sa politique d’occupation des territoires palestiniens ou ses interventions extérieures (au Liban…). Il s’agit là d’un des classiques enjeux de mémoire qui comportent évidemment des risques d’instrumentalisation de la Shoah.

La sous-estimation de la place des communistes et des trotskistes parmi les Justes pose un autre problème. On note dans le Dictionnaire des Justes de France une sous-représentation des militants communistes et trotskistes. Pourtant, leur rôle fut important dans la résistance à l’occupant8 et, plus concrètement, dans la protection de familles juives. Il s’agissait souvent de militants juifs, nombreux au parti communiste et dans la résistance, nombreux aussi chez les trotskistes.

Pourquoi cette sous-représentation ? D’abord, parce que les communistes et les trotskistes n’ont rien demandé. Leur activité de sauvetage des militants et de leurs familles allait de soi ; elle faisait partie des tâches ordinaires de l’activité résistante. Il ne convenait pas de singulariser les Juifs, des « communistes comme les autres ».

D’autre part, les autorités israéliennes n’ont pas particulièrement tenu à valoriser les militants communistes et trotskistes, souvent hostiles à la politique sioniste. La notion de « Juste parmi les nations » est faite pour remarquer, dans les autres religions, les individus qui se sont sentis solidaires des Juifs, malgré la différence religieuse. Il y a des syndicalistes et des communistes parmi les « Justes » de France ; cette appartenance est rarement indiquée par les rédacteurs des notices du dictionnaire.

Des hommes ordinaires

Quand Hannah Arendt assiste au procès d’Adolf Eichmann, en 1961, elle ne peut partager la volonté d’une partie de la presse et de l’opinion de faire du personnage un monstre absolu9. Elle constate qu’Adolf Eichmann n’est pas le monstre sanguinaire que l’on tente alors de présenter, mais bien plutôt un petit fonctionnaire zélé, soumis au régime totalitaire et persuadé d’accomplir son devoir. Il cesse de penser et applique les consignes. L’idée de la banalité du mal implique que l’inhumain soit en chacun de nous et s’exprime quand une société tout entière dérape. Ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas si différents de nous. Pas si différents des « Justes » pourrions-nous ajouter. Christopher Browning fait la même constatation en étudiant de près la composition des Einsatzgruppen qui organisèrent ce qu’on appelle désormais « la Shoah par balles » sur le front de l’Est, à partir de l’été 1941. Ils furent des « hommes ordinaires »10, tout comme finalement le furent, les Justes : rien ne les prédisposait.

« La théorie de la morale éternelle ne peut pas se passer de Dieu. »11 La morale n’a rien d’invariable. Elle sert les intérêts de la société ; et ces intérêts sont contradictoires. La morale est une forme idéologique qui est soumise aux aléas historiques. Il convient donc plutôt de s’interroger sur les racines matérielles et idéologiques des comportements humains, de ceux des nazis, comme de ceux qui leur résistèrent. La magie de la conjuration du Mal, dans la béatification des Justes et dans son corolaire, la diabolisation d’Hitler, pourrait conduire à ne pas analyser ce qui, dans nos sociétés, conduit parfois les mêmes à glorifier les Justes12 et à adapter leur morale à leurs intérêts du moment.

A trop séparer attitudes individuelles et analyse du fonctionnement des sociétés, des intérêts contradictoires et des idéologies qui les agitent, ne risque-t-on pas de s’interdire de comprendre ?

Dominique Natanson,

enseignant,

animateur du site Internet Mémoire Juive et Education13

Cet article a paru dans la revue Imaginaire & Inconscient, n°21, janvier 2008.

NOTES

1 Dictionnaire des Justes de France, Fayard et Yad Vashem,2003

2 Selon le titre du téléfilm de Jean-Louis Lorenzi réalisé en 1994

3 Plusieurs témoignages sur ce sujet dans Maurice Rajsfus, N’oublie pas le petit Jésus, L’Église catholique et les enfants juifs, 1940-1945, Manya éditeur, 1994.

4 Cf. Richard Gutteridge, The German Evangelical Church and the Jews, 1879-1950, Barnes & Noble Books, 1976. ISBN-10: 0064926206 ou Werner Jochmann, Antijüdische Tradition im deutschen Protestantismus und nationalsozialistische Judenverfolgung, dans Gesellschaftskrise und Judenfeindschaft im Deutschland, 1870-1945, Hamburg Hans Christians Verlag, 1991. ISBN: 3767210568

5 Trésor de la Langue Française Informatisé : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

6 Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, 1938, Passion, 1994. ISBN-10: 2906229229

7 Peter Duffy, Les frères Bielski, Belfond, 2004. ISBN-10: 2714438490

8 Même si la résistance du PCF, lutte longtemps considérée comme exemplaire contre le Mal, n’est pas exempte des noirceurs du stalinisme : voir Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, Liquider les traîtres. La face cachée du P.C.F. 1941-1943, Robert Laffont, 2007. ISBN : 978 2 221 197560

9 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Folio, 1997. ISBN-10: 2070326217

10 Christopher Browning, Des hommes ordinaires, Les Belles Lettres, 2002. ISBN-10: 2251380566

11 Léon Trotski, ibid.

12 cf. la très consensuelle préface de Jacques Chirac au Dictionnaire des Justes de France, écrite au moment même où son ministre, Nicolas Sarkozy, fermait le centre d’accueil des réfugiés de Sangatte (2002).

13 Site Internet Mémoire Juive et Éducation : memoirejuive.fr