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Le point de vue d’Hannah Arendt

A propos de la collaboration de Juifs à la Shoah

Extraits de

« Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal »

Folio Histoire, Gallimard, 1997

« Les magistrats [au cours du procès d’Eichmann en 1962] firent deux allusions à la coopération. Le juge Yitzak Raveh arracha à un témoin récalcitrant l’aveu selon lequel la « police du ghetto » avait été « un instrument entre les mains des assassins » et « la politique du Judenrat était de coopérer avec les nazis ». Le juge Halevi découvrit, en procédant au contre-interrogatoire d’Eichmann, que les nazis considéraient la coopération des Juifs comme la pierre angulaire de leur politique juive. Mais personne ne demanda pourquoi les Juifs avaient collaboré. Certes, M. Hausner [le procureur] posait, régulièrement, la question : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ? » à tous les témoins, exception faite pour les résistants dont les propos semblaient tout naturels à ceux qui ne savaient rien de l’histoire. Mais cette question était destinée à couvrir l’autre, celle qu’on ne posait pas. De sorte que les réponses qu’obtint M. Hausner à sa question — question à laquelle nul ne pouvait répondre — ne correspondaient pas, il s’en faut , à « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Il était vrai que le peuple juif dans son ensemble n’était pas organisé, qu’il ne possédait ni territoire, ni gouvernement, ni armée ; qu’à l’heure où il en avait le plus besoin, il n’avait pas de gouvernement en exil qui le représentât auprès des Alliés (dirigée par le Dr Weizmann, l’Agence juive pour la Palestine n’était qu’un misérable substitut), pas de caches d’armes, pas de jeunes bénéficiant d’une formation militaire. Mais ce n’est pas toute la vérité. Toute la vérité, c’est qu’il existait des organisations de communautés juives, des organisations d’assistance sociale à 1’échelle nationale et internationale. Partout où il y avait des Juifs, il y avait des responsables juifs, reconnus comme tels, et ces responsables, à de très rares exceptions près, collaborèrent, d’une façon ou d’une autre, pour une raison ou une autre, avec les nazis. Toute la vérité, c’est que, si le peuple juif avait vraiment été désorganisé et sans chefs, le chaos aurait régné, et beaucoup de misère aussi, mais le nombre des victimes n’aurait pas atteint quatre et demi à six millions. (Selon les calculs de Freudiger [un témoin], cinquante pour cent des Juifs auraient pu se sauver s’ils n’avaient pas suivi les instructions des Conseils juifs. Ce chiffre est évidemment approximatif. Il cadre cependant avec ceux, dignes de confiance, que nous possédons pour la Hollande ; je les dois au Dr L. de Jong, directeur de l’Institut néerlandais pour la documentation sur la guerre. Aux Pays-Bas, les Joodsche Raad, comme tous les organismes officiels, devinrent très vite « les instruments des nazis« . Cent trois mille Juifs furent déportés dans les camps de la mort et cinq mille environ gagnèrent Theresienstadt grâce à l’intermédiaire habituel, le Conseil juif. Cinq cent dix-neuf Juifs seulement revinrent des camps de la mort. Par contre, on compte dix mille survivants sur les vingt mille ou vingt-cinq mille Juifs, dont ceux des Conseils juifs, qui échappèrent aux nazis et passèrent dans la clandestinité. Il s’agit donc, une fois de plus, de quarante à cinquante pour cent. La plupart des Juifs envoyés à Theresienstadt purent regagner la Hollande.)

J’ai insisté sur ce chapitre de l’histoire, que le procès de Jérusalem ne mit pas en lumière – ou, du moins, pas dans ses dimensions véritables parce qu’il montre à quel point les nazis provoquèrent l’effondrement moral de la société européenne respectable — non seulement en Allemagne mais dans presque tous les pays, non seulement chez les bourreaux mais aussi chez les victimes. […]

[…] Il apparaît dans le témoignage du pasteur Grüber lui-même, qu’il cherchait moins à  » atténuer la souffrance  » qu’à l’épargner à quelques-uns, membres des catégories établies et reconnues antérieurement par les nazis eux-mêmes. Les Juifs allemands avaient admis ces catégories sans protester, et cela depuis le commencement. Ce commencement était aussi celui de l’effondrement moral de la bonne société juive : l’on admettait que certains fussent privilégiés — les Juifs allemands mais pas les Juifs Polonais ; les anciens combattants et les Juifs décorés mais pas les Juifs ordinaires ; les familles dont les ancêtres étaient nés en Allemagne mais pas les citoyens ayant récemment opté pour la nationalité allemande, etc. Puisque aujourd’hui l’on présuppose généralement l’existence d’une loi de la nature selon laquelle toute personne doit, face au désastre, renoncer à sa dignité, il est peut-être utile de rappeler que le gouvernement français proposa les mêmes privilèges aux anciens combattants juifs français, et que ces derniers répondirent : « Nous déclarons solennellement que nous renonçons à toute faveur exceptionnelle que nous vaudrait notre statut d’anciens combattants » [American Jewish Yearbook, 1945]. Inutile d’ajouter que les nazis eux-mêmes ne prirent jamais au sérieux ces « distinctions » : à leurs yeux, un Juif était un Juif ; mais les catégories jouèrent, jusqu’à la fin, un certain rôle : celui de dissiper le malaise au sein de la population allemande, en créant l’illusion que seuls étaient déportés les Juifs polonais, seuls ceux qui s’étaient dérobés au service militaire, etc. Ceux qui désiraient garder les yeux ouverts devaient comprendre dès le début que l’« on avait coutume de faire quelques exceptions qui prouvaient la règle », comme dit Louis de Jong.

L’on admettait donc qu’il existât des catégories privilégiées. Mais ce n’était pas le pire. Plus désastreux encore, d’un point de vue moral, était le fait que toute personne requérant, pour elle-même, un traitement de faveur, reconnaissait implicitement la règle. Mais cet aspect de la question semble avoir échappé à ces « hommes bons« , Juifs et chrétiens, qui s’affairaient autour de tant de « cas d’espèce » pouvant faire l’objet d’une « exception« . Le rapport Kastner est la preuve flagrante que les Juifs eux-mêmes avaient fini par admettre ce mode de sélection des victimes de la Solution finale. La guerre terminée, Kastner s’enorgueillissait encore d’avoir réussi à sauver des « Juifs éminents » — catégorie officiellement introduite par les nazis en 1942 comme s’il allait sans dire qu’un Juif célèbre avait le droit de vivre alors qu’un Juif ordinaire l’avait moins, ou ne l’avait pas. A en croire Kastner, « il avait fallu, pour prendre une telle responsabilité [aider les nazis à sélectionner, dans la masse anonyme, quelques « célébrités« ] plus de courage que pour affronter la mort « . Les Juifs et les chrétiens qui plaidaient en faveur des « cas d’espèce » n’étaient donc pas conscients d’être des complices involontaires. Mais leur reconnaissance implicite de la règle, qui signifiait la mort pour tous les cas « ordinaires« , devait être d’un grand secours aux assassins. Ils devaient penser, eux, qu’étant sollicités pour des traitements de faveur qu’ils accordaient du reste de temps à autre, ils gagnaient la reconnaissance des intéressés et persuadaient leurs adversaires que ce qu’ils faisaient était légal.

Le pasteur Grüber et le tribunal de Jérusalem avaient d’ailleurs tort de supposer que les demandes d’exemptions étaient déposées par les seuls adversaires du régime. Au contraire : à l’origine du ghetto de Theresienstadt, créé spécialement pour les catégories privilégiées, se trouvaient de nombreuses demandes provenant d’un peu partout. (Heydrich le dit explicitement, au cours de la conférence de Wannsee.) Plus tard Theresienstadt devint une vitrine pour visiteurs étrangers et contribua ainsi à leurrer le monde extérieur. Mais à l’origine ce n’était pas sa raison d’être. Le « décongestionnement » atroce dont fit l’objet ce « paradis » —  » aussi différent des autres camps que le jour l’est de la nuit « , remarqua très justement Eichmann — était une nécessité : c’est qu’il n’y avait jamais assez de place pour tous les privilégiés. Et nous savons, grâce aux directives d’Ernst Kaltenbrunner, chef du R.S.H.A., que  » l’on prenait soin de ne pas déporter les Juifs ayant des connaissances ou des relations de marque dans le monde extérieur « . Les Juifs moins « éminents » étaient, en d’autres termes, constamment sacrifiés à ceux dont la disparition à l’Est pouvait entraîner des enquêtes déplaisantes. Les « relations dans le monde extérieur » ne se trouvaient pas nécessairement à l’étranger. Selon Himmler,  » il y a quatre-vingts millions de bons Allemands, et chacun a son Juif honnête. Tous les autres sont des cochons, mais celui-là est de premier ordre  » (Hilberg). On dit que Hitler lui-même aurait connu non moins de trois cent quarante « Juifs de premier ordre » à qui il aurait accordé soit le statut d’Allemands (les assimilant ainsi entièrement), soit les privilèges réservés aux demi-Juifs. […] Quand des personnes « éminentes » intervenaient en faveur des Juifs « éminents« , elles obtenaient généralement ce qu’elles voulaient. Ainsi Sven Hedin, ardent admirateur de Hitler, intervint en faveur d’un géographe connu, un certain professeur Philippsohn de Bonn, qui « vivait à Theresienstadt dans des conditions indignes« . Dans une lettre adressée à Hitler, Hedin l’avertissait que  » son attitude envers l’Allemagne dépendrait du sort de Philippsohn  » ; l’on attribua aussitôt à Philippsohn un logement plus « digne« .

Cette notion de Juifs « éminents » est, aujourd’hui encore, très répandue en Allemagne. On n’y parle plus des vétérans de guerre ni des autres groupes privilégiés, mais on y déplore encore le sombre destin de Juifs « célèbres » à l’exclusion de tous les autres. Plus d’un Allemand, dans l’élite culturelle surtout, regrette encore publiquement que l’Allemagne ait obligé Einstein à faire ses bagages, mais on n’admet nullement que c’était un crime bien plus grand d’avoir tué le petit Hans Cohn du coin, même si le petit Cohn n’était pas un génie. « 

Hannah Arendt

Hannah Arendt (1906-1975) a été l’élève de Jaspers et a passé son doctorat à Heidelberg. Elle a quitté l’Allemagne après l’arrivée des nazis au pouvoir et a enseigné aux Etats-Unis. Elle est une des figures les plus importantes de la pensée politique contemporaine, notamment grâce à son ouvrage fondamental Les Origines du totalitarisme. Elle est également l’auteur de Essai sur la Révolution, Eichmann à Jérusalem, Condition de l’homme moderne et La Vie de l’esprit.