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L’attitude des alliés pendant le génocide

Pascale, du Collège Carnot d’Argenteuil me demande : « Quelle fut l’attitude des alliés pendant et après la guerre face à ce génocide ?  ».
Henry Brasseur, professeur à l’Athénée royal P.Paulus Châtelet (Belgique) : « Je crois savoir que les Alliés, Churchill, en tout cas, connaissaient l’existence des camps d’extermination (chambres à gaz, crémations massives). Pourquoi n’ont-ils rien dit ? Pourquoi ne sont-ils pas intervenus ? »

Pour répondre sur l’attitude des Alliés pendant la guerre, j’ai trouvé quelques documents : ce témoignage d’un agent polonais qui informa les Allés et ces photos prises par l’aviation américaine. Je suis aussi allé dans une « Histoire du peuple juif au XXe siècle » et j’ai repris un passage de l’historien Simon Epstein sur le sujet.

Témoignage d’un agent polonais, Jan Nowak

En 1943 : « Ils ne vous croiront pas ! »

Dans toutes ces rencontres j’avais parlé, de ma propre initiative, de l’extermination des Juifs et de la destruction du ghetto de Varsovie. Pareil génocide, l’assassinat de centaines de milliers de personnes comme du bétail à l’abattoir, n’avait pas de précédent, semblait-il, dans l’histoire. Tous m’avaient écouté avec intérêt, mais avec une incrédulité, aussi, qui ne m’avait pas échappé. Trente et quelques années plus tard, en feuilletant les notes et les rapports de mes interlocuteurs, je remarquais avec étonnement que la question des Juifs en avait été totalement écartée. Mon prédécesseur, l’émissaire Jan Karski, avait fait la même expérience lorsqu’il était arrivé à Londres un an plus tôt, porteur d’une somme considérable d’informations sur le sort des Juifs. Karski était allé très loin : avant de partir il avait risqué sa vie en se faisant passer pour policier estonien afin de pénétrer dans le camp de la mort de Belzec et d’y voir de ses propres yeux quel était réellement le sort des Juifs emprisonnés là-bas. Je savais par Jan Karski lui-même qu’il avait profité d’une audience chez Eden pour parler en détail de l’extermination systématique et progressive de la population juive. Le sous-secrétaire d’État avait estimé cet entretien suffisamment important pour communiquer à tous les membres du Cabinet de guerre le compte rendu qu’il en avait préparé. Je le retrouvai dans les Archives et constatai avec étonnement que rien de ce que Karski avait déclaré concernant la liquidation des Juifs n’y figurait. Pourquoi ?

     Peu après mon arrivée à Londres, dès que les microfilms que j’avais apportés furent développés et envoyés aux personnes intéressées, je fus invité à rencontrer Ignacy Szwarcbart, militant sioniste qui siégeait au Conseil national polonais à Londres en tant que représentant de la minorité juive. J’étais le premier émissaire parvenu à l’Ouest depuis l’insurrection du ghetto de Varsovie. […] Szwarcbart m’écouta avec une émotion telle que, par moments, sa tête tremblait. Lorsqu’il se couvrit les yeux de ses deux mains je me demandai s’il n’avait pas laissé de la famille en Pologne et si mon récit, monstrueux par l’éloquence des faits et des chiffres, n’était pas une torture infligée à cet homme. Mais comme s’il avait deviné mes pensées Szwarcbart insista pour que je lui dise tout ce que je savais. Il ne m’interrompit que lorsque je déclarai qu’au moment où j’avais quitté la Pologne, sur une population de trois millions de Juifs il n’en restait tout au plus que quelques centaines de milliers.
— Je vous en supplie, s’écria Szwarcbart, dans vos conversations avec les Anglais ne parlez pas de millions !
— Mais pourquoi ? demandai-je, surpris. Ces chiffres, je ne les ai tout de même pas inventés.
Ils ne le croiront pas. Ils seront plus enclins à vous croire lorsque vous leur raconterez la tragédie de ces trois enfants juifs qui fuyaient le ghetto et qui ont été abattus par des civils allemands parce qu’ils n’avaient plus la force de courir. Cela, ils peuvent encore le croire. Mais lorsque vous leur direz que les Allemands ont assassiné un ou deux millions de Juifs dans les chambres à gaz, personne ne vous croira — personne, vous entendez. Les Juifs non plus ne vous croiront pas.
— Peut-être s’agit-il tout simplement de méfiance à l’égard des Polonais ? demandai-je. […] Pensez-vous que si c’était un Juif arrivant tout droit de Varsovie qui se trouvait à ma place on ne le croirait pas lui non plus ?
— Lui non plus. Szmul Zygielbojm, un envoyé du Bund, l’organisation des Juifs socialistes, est arrivé ici, à Londres. Par l’intermédiaire de la Clandestinité polonaise ses camarades restés en Pologne n’ont pas cessé de lui faire parvenir des rapports. L’un de ces rapports assurait que sept cent mille Juifs avaient déjà péri. Un socialiste également juif, Adam Pragier, a alors dit à Zygielbojm que personne ne croirait une telle propagande. Il fallait enlever un zéro et dire qu’on en avait assassiné soixante-dix mille. L’opinion publique occidentale admettrait alors que c’était possible.
     Zygielbojm n’avait pu supporter que même les organisations juives à travers le monde restent sans réaction car elles ne le croyaient pas. Désespéré, il s’était suicidé.

     De la suite de notre conversation il résultait que Szwarcbart était parfaitement informé de tout cela avant que je n’arrive à Londres. Par radio et grâce aux courriers les autorités clandestines polonaises avaient fait parvenir des documents détaillés, des photos, des chiffres, des rapports et des informations sur le déroulement du plan d’extermination. Le gouvernement polonais les avait aussitôt transmis aux Anglais et aux organisations juives à travers le monde.
     J’eus plusieurs conversations avec Szwarcbart et des militants d’organisations juives auprès desquels il m’avait introduit. Au cours de l’une d’entre elles je suggérai, pour sauver la population juive encore vivante, que par l’intermédiaire de la B.B.C. les Anglais et les Américains menacent d’exercer des représailles contre la population allemande. Les villes allemandes, de toute façon, étaient bombardées. Pourquoi ne pas déclarer que c’était la revanche pour le génocide ?
     Szwarcbart m’assura que lui-même et d’autres Juifs avaient déjà fait toutes sortes de propositions mais qu’elles s’étaient toujours heurtées au mur de l’incrédulité.
     Je compris alors que ce scepticisme faisait partie depuis toujours de la tragédie des Juifs. Tant qu’elles ne s’étaient pas trouvées face à la mort les victimes elles-mêmes de cet assassinat en masse n’y avaient pas cru. Le meurtre de trois millions d’êtres humains organisé industriellement, selon les principes de la production de masse, à la chaîne, dépassait tout simplement l’imagination. C’est pourquoi la résistance armée s’était manifestée si tard chez les Juifs, alors que le ghetto de Varsovie était déjà pratiquement vidé de sa population. Les Juifs avaient longtemps cru que s’ils évitaient les actes désespérés, violents, et la lutte armée, quelques milliers, quelques dizaines de milliers d’entre eux peut-être périraient — le reste serait sauvé. Alors que s’ils se soulevaient — ils disparaîtraient tous.
     Mais lorsque les Juifs polonais finirent par comprendre qu’ils n’avaient plus rien à perdre, qu’ils étaient condamnés à l’extermination totale, ni leurs frères ni les leaders ni l’opinion publique du monde occidental n’étaient plus capables de le croire.

Jan Nowak,
Courrier de Varsovie
Collection Témoins, Gallimard, 1983

Les Alliés et le génocide

Le monde extérieur sait-il quel est le sort des Juifs en Europe occupée ? Tente-t-il d’intervenir ? Ces deux questions appellent une réponse positive pour la première, négative pour la seconde.

Les Alliés sont vite informés

Les faits sont connus, dans les deux premières années de la guerre. Agences de presse, gouvernements en exil et mouvements de résistance diffusent de nombreuses informations sur les persécutions systématiques et brutales dont souffrent les Juifs européens. Les organisations juives qui exigent une dénonciation claire des exactions se voient opposer deux objections. L’une fait valoir que mentionner spécifiquement les Juifs conduirait à les distinguer du reste des nations, ce qui est inacceptable. L’autre laisse entendre que prendre position reviendrait à donner raison à la propagande allemande, laquelle affirme que les Anglais font la guerre pour les Juifs. Les protestations seront donc rédigées en style général. Elles réprouvent les atrocités mais oublient d’en désigner les victimes.

Les informations relatives à la « solution finale », c’est-à-dire à la mise en oeuvre d’un programme d’extermination absolue, passent mal dans les premiers mois de 1942. D’abord, le projet nazi est secret et se dissimule sous des couvertures diverses. Ensuite, les sources (juives, neutres ou même allemandes) doivent être vérifiées, tant les événements retracés et les plans dévoilés paraissent inconcevables. Journalistes, fonctionnaires et gouvernants des pays occidentaux connaissent le précédent des « propagandes d’atrocités » de la Première Guerre mondiale. Ils sont donc enclins au scepticisme et aux précautions. Ils soupçonnent les Juifs – ceux qui transmettent l’information, ceux qui la répercutent, et ceux qui exigent une intervention – d’exagération délibérée ou de catastrophisme injustifié.

L'attitude des alliés pendant le génocide — Photo aérienne du camp d'Auschwitz I prise par l'aviation américaine le 25 août 1944.
Photo aérienne du camp d’Auschwitz I prise par l’aviation américaine le 25 août 1944.

Le refus d’accueillir les Juifs persécutés

Le gouvernement britannique s’oppose toutefois à l’immigration en Palestine de 4 500 Juifs bulgares, en majorité enfants : un tel transfert serait contraire à la règle qui interdit d’admettre en territoire britannique les ressortissants d’un pays ennemi. Toute tentative de faciliter l’accueil des réfugiés se heurte à un refus poli mais ferme. Certains officiels expriment la crainte que les nazis renoncent à exterminer les Juifs et entreprennent au contraire de les expulser.
Les puissances alliées auraient alors à affronter un flux de réfugiés dont elles ne sauraient que faire. Les réticences, dans la pratique, portent même sur les petits groupes d’enfants que l’Agence juive s’efforce d’évacuer hors d’Europe.

Convoquée par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, la conférence des Bermudes s’ouvre le 19 avril 1943, jour du déclenchement de la révolte du ghetto de Varsovie. Elle a pour but d’harmoniser les politiques alliées et de débattre de la question des réfugiés. Les diverses délégations expriment à nouveau, comme elles le firent à Evian en juillet 1938, leur compassion sincère. Elles n’adoptent en revanche aucune mesure concrète ni aucun plan opérationnel pour venir en aide aux Juifs massacrés. Elles n’assouplissent pas, ne fût-ce qu’à la marge, leurs restrictions à l’immigration. Elles ne donnent satisfaction à aucune des requêtes juives. Membre du Conseil polonais en exil, le dirigeant bundiste Samuel Zygelbojm se suicide à Londres le 12 mai 1943. Il explique son geste par l’indifférence du inonde libre à l’égard des Juifs massacrés. Il espère, vainement, éveiller les consciences.
 

Des plans de sauvetage qui ne seront pas appliqués

Les plans d’action proposés par les organisations juives mettent en œuvre plusieurs principes : menacer les Allemands de représailles immédiates ou différées, après la défaite ; influer sur les pays satellites du Reich pour les dissuader de collaborer à l’élimination des Juifs; inciter les Etats neutres, à offrir protection et accueil aux réfugiés; enfin et surtout, dégager des voies de fuite qui permettraient aux Juifs de quitter les zones menacées. Les pays ouvrant leur portes se verraient garantir que l’asile ne sera que temporaire, et que les réfugiés repartiront après la guerre. Aux plans d’ensemble s’ajoutent de multiples projets spécifiques, tel celui des 20 000 enfants juifs que la Suède se déclare disposée à accueillir, ou celui des 70 000 Juifs de Transnistrie (survivants des massacres de 1941 et 1942) qu’Antonescu est désireux d’épargner. Ces plans se heurtent à l’inertie ou au sabotage des bureaucraties alliées. Rares sont ceux qui aboutiront.

Les fonctionnaires du Département d’Etat américain s’emploient par diverses méthodes (rétention d’information, manœuvres dilatoires, formalisme légal) à empêcher toute intervention. Henry Morgenthau (1891-1967), secrétaire au Trésor, les dénoncera le l8 janvier 1944 dans un rapport à Roosevelt, lequel créera une institution spéciale chargée de la question, le War Refugee Board. Churchill tancera le Foreign Office à plusieurs reprises. La responsabilité est cependant politique et globale, et non seulement administrative et localisée. Les deux pays ne sont pas prêts à assumer les éventuelles conséquences migratoires d’un plan de sauvetage. Les Britanniques, fidèles au Livre blanc de 1939 et redoutant l’hostilité arabe, veulent éviter un afflux de réfugiés vers la Palestine. Les Etats-Unis ne sont pas disposés à assouplir leurs règles d’immigration. L’argument le plus généralement avancé est que les Juifs seront sauvés, comme toutes les populations européennes, par la victoire militaire, et que rien ne peut être fait entre-temps. La question juive ne constitue aux yeux des Alliés qu’un problème négligeable et mineur. Ils n’entendent pas lui consacrer leurs efforts diplomatiques ni lui allouer leurs ressources humaines ou logistiques. Les deux empires alignent des millions de combattants sur tous les fronts mais sont frappés d’apathie en matière juive.

La Suisse renforce ses contrôles frontaliers en 1943 et expulse les réfugiés juifs illégaux. Dernier îlot neutre en Europe allemande, elle n’accueille les fugitifs qu’en nombre restreint. Le pape Pie XII se contente, pour l’essentiel, de déclarations affligées déplorant la dureté des temps et les malheurs de la guerre. La Croix-Rouge reste fidèle au principe de non-intervention dans les affaires intérieures des pays belligérants. Elle limite son activité aux prisonniers de guerre et se désintéresse des camps de concentration. Elle ignore les Juifs, en dépit des demandes pressantes qui lui sont adressées.

Les Juifs américains protestent timidement

Les reproches, pendant et après la guerre, ne visent pas que les Alliés et les neutres. Ils portent aussi, au sein du peuple juif, sur les dirigeants des communautés juives du monde libre, et tout particulièrement sur la communauté juive des Etats-Unis. Celle-ci, il est vrai, organise de vastes manifestations de protestation contre les massacres. Des dizaines de milliers de personnes participent ainsi au grand rassemblement de New York, le 1er mars 1943. Des appels sont publiés dans la presse. Des délégations sont reçues par Roosevelt.

Mais les Juifs américains redoutent une remontée de l’antisémitisme dans leur propre pays et craignent d’alimenter la propagande ennemie qui fulmine contre la « guerre juive ». Ils préfèrent éviter l’affrontement avec leur gouvernement et avec leurs concitoyens non juifs. 

d’après Simon Epstein,
Histoire du peuple juif au XXe siècle, Hachette littérature, 1998
(Texte coupé et modifié sur quelques mots, intertitres ajoutés)


 

Bibliographie:

  • Simon Epstein, Histoire du peuple juif au XXe siècle,
    Hachette littérature, 1998
  • Jan Nowak, Courrier de Varsovie, Collection Témoins,
    Gallimard, 1983