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Des Allemands qui furent des « Justes »

Même au coeur du Reich, il y eut des « Justes », des gens qui sauvèrent des Juifs. Le mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, a reconnu comme « Justes » 321 Allemands et 80 Autrichiens, qui risquèrent leur vie pour sauver des Juifs.

Quelques allemands « Justes »

  • Le sergent Hugo Armann, en poste à Baranowice en Pologne orientale, a aidé de nombreux Juifs à s’enfuir du ghetto et leur a fourni des armes, ce qui leur a permis de gagner les forêts où ils ont rejoint les partisans.
  • Le commandant Eberhard Helmrich, directeur d’une station agricole à Drohobycz, en Pologne, a aidé un grand nombre de femmes juives en leur procurant des faux papiers d’identité en tant que Polonaises et Ukrainiennes ; ceci leur permit de gagner Berlin où son épouse Donata leur trouvait un emploi dans des maisons allemandes qui ignoraient tout de leur origine.
  • A Przemysl, en Pologne, le commandant Max Liedtke empêcha les SS d’effectuer une rafle des Juifs de la ville en ordonnant à ses soldats de s’opposer à ce qu’ils franchissent un pont. Il fut révoqué de son poste et envoyé au front. Il mourut en captivité chez les Russes.
  • Oskar Schindler, un homme d’affaire allemand travaillant à Cracovie en Pologne, sauva à lui seul quelque 1200 Juifs par un tour de force sans précédent par son audace.
La plaque en hommage à Oskar Schindler, au pied de l'arbre qui lui est dédié dans l'Allée des Justes de Yad Vashem à Jérusalem
La plaque en hommage à Oskar Schindler,au pied de l’arbre qui lui est dédié dans l’Allée des Justes de Yad Vashem à Jérusalem

Le sergent Anton Schmid, stationné à Vilna en Lithuanie, fut exécuté en avril 1942 pour avoir aidé des Juifs à l’intérieur et à l’extérieur du ghetto de la ville.

Des Allemands qui furent des "Justes" — Anton Schmid
Anton Schmid,
un Allemand fusillé
pour avoir aidé des Juifs

Une allemande ordinaire ?

Ursula Meissner

Une jeune comédienne appelée Ursula Meissner, la fille d’un ami des Latte, qui habitait seule le grand appartement de ses parents au Prenziauer Berg, [est sollicitée pour cacher trois Juifs qu’elle ne connaît pas, trois membres de la famille Latte].

« Vous pouvez déjà rester ici ! »

La jeune fille de vingt ans, qui jouait au Théâtre national de Prusse dirigé par Gustaf Grundgens (1) , n’hésita pas un instant quand elle ouvrit la porte aux Latte. « Vous pouvez déjà rester ici ! » dit-elle en les accueillant tous les trois.
Elle ne dit pas « l’un de vous peut rester », ou «vous pouvez rester deux jours», ou «vous pouvez rester deux semaines tout au plus ». Elle ne posa aucune condition.
« Ce fût la première et la dernière fois », se rappelle Konrad Latte, « que nous avons goûté le luxe de pouvoir nous cacher tous les trois sous un même toit. Plus tard, nous n’avons plus osé attendre cela de personne, nous nous sommes séparés. »

« Mais c’était tout naturel ! »

Quand j’ai demandé à cette femme de soixante-dix-huit ans, qui vit à Genève avec son époux, l’ancien ambassadeur de Grèce Calogeras, pourquoi elle avait donné refuge à une famille menacée qu’elle ne connaissait pas, elle répondit, étonnée : « Mais c’était tout naturel! »
Était-elle consciente du danger qu’elle courait ? «Je n’ai pas pensé aux risques », répondit Mme Meissner. Non, elle n’a jamais eu de contact avec un mouvement de résistance, ni alors, ni plus tard. « Malheureusement i » ajouta-t-elle. « Peut-être étais-je trop insignifiante, ou tout simplement trop jeune, j’avais toujours l’air plus jeune que mon âge. »
La spontanéité et l’imprudence dont fit preuve Mme Meissner en offrant son aide aux Latte peuvent stupéfier. Et naturellement cela suscite des doutes et des questions chez tous ceux qui, dans de telles circonstances, ont fermé
leur porte. Comment pouvait-on être aussi naïf ? Ursula Meissner n’était-elle pas informée des dangers auxquels elle s’exposait? Devait-elle quelque chose à Curt Weiss ?

« On veut pouvoir encore se regarder dans la glace le lendemain »

Comment quelqu’un en arrive-t-il à risquer sa vie et sa liberté pour des gens menacés qu’il ne connaît même pas ?
Entre-temps, cette question a donné lieu à des montagnes d’enquêtes sociologiques, psychologiques, anthropologiques. Qu’est-ce qui rend certains êtres capables d’agir contre l’instinct le plus fort, l’instinct de conservation ? Souffrent-ils d’un déséquilibre ? Sont-ils des saints ? Sont-ils particulièrement naïfs, particulièrement endoctrinés ou un peu fêlés ?
À la plupart des explications fournies pour ce comportement énigmatique, manque l’élément décisif. Ce que m’a dit Mme Meissner ne se distingue pas le moins du monde de la réponse qu’ont donnée des centaines d’autres sauveteurs : il y avait là quelqu’un qui avait besoin d’aide; les risques, on y a réfléchi après coup. Très rares, parmi ceux qui ont aidé les juifs, sont ceux qui ont pris plus tard l’initiative de raconter leurs interventions, et moins encore leur participation à la résistance. Miep von Santen, connue par le Journal d’Anne Frank, avouera :
«Je n’ai rien de particulier. Je ne voulais pas me placer sous les feux de la rampe. J’ai fait seulement ce que l’on me demandait et ce qui me paraissait chaque fois nécessaire. » Ce n’est en aucun cas l’aveuglement devant les risques
qui a rendu Miep von Santen et d’autres capables de secourir leur prochain. Ils ont vu d’abord la détresse des gens menacés, et ensuite seulement le danger qu’ils couraient eux-mêmes en offrant de les aider. Aucun d’entre eux ne
s’est sciemment résigné à perdre la vie. Mais tous, ils furent spontanément prêts, par compassion et aussi par respect envers eux-mêmes, à assumer un risque qu’ensuite ils essayaient de limiter autant que possible. « On veut pouvoir
encore se regarder dans la glace le lendemain », expliqua Mme Meissner.

« Ce qui se passait dans mon pays m’a remplie de honte… »

Dans une lettre à l’auteur, Ursula Meissner a ainsi résumé ses motifs : «J’étais allemande. Ce qui se passait dans mon pays au temps de Hider m’a remplie d’une honte très, très, très profonde. Je ne pouvais pas y remédier, mais je
n’étais pas forcée d’être complice… Tout châtiment éventuel aurait glissé sur moi comme de l’eau sur les plumes d’un oiseau, car je savais que j’avais agi comme il le fallait. »
Mme Meissner considérait qu’il allait de soi de rester, même pendant les bombardements, dans son appartement avec ses protégés, contrairement aux prescriptions. Dans la cave qui servait d’abri antiaérien, ses « hôtes » auraient été trop remarqués.

Déjà à l’école…

 L’attitude courageuse d’Ursula Meissner devant le risque avait une préhistoire. A l’école, déjà, elle avait dénié tout respect aux professeurs nazis et repoussé leurs offres. Dans sa classe, elle avait été la seule à refuser d’entrer dans le Bund Deutscher Mädel, l’Union des filles allemandes. Ses professeurs en étaient d’autant plus affectés qu’Ursula Meissner était une excellente sportive. Quand le directeur lui demanda les raisons de son refus, elle répondit : « Ça ne me plaît pas. » A la propre stupéfaction d’Ursula, il se contenta de cette réponse laconique.
Toutefois, l’écolière consciente de soi n’aurait guère pu se permettre cette insolence et quelques autres, si elle n’avait pas été sûre du soutien de ses parents. Pour sa confirmation, un ami juif de son père lui avait envoyé le Knaurs Weltlexikon [Encyclopédie assez simple, très répandue.]. Le libraire était un délateur et avait averti la Gestapo que la famille se faisait expédier des livres par un juif. Le père d’Ursula se vit rapidement mis en demeure par ses supérieurs de renvoyer le cadeau. Le père, un fonctionnaire prussien, refusa, ce qui fut noté dans son dossier personnel. Mais hormis cette réprimande, son indiscipline n’eut pas de conséquences.
Toutefois, la jeune Ursula Meissner savait aussi qu’avec son attitude de refus, elle marchait sur la corde raide. Un demi-frère de son père avait été envoyé dans un camp de concentration parce qu’il avait « ouvert trop grand sa
gueule ».
Le logement de la Schivelbeiner Strasse fut, pour la famille Latte, la première étape de leur vie dans la clandestinité. Pendant un moment, ils purent se nourrir des vivres qu’Ursula Teichmann avait apportés dans son sac à dos. Plus
tard, ils en furent totalement réduits à la générosité de leur « logeuse ».
Ursula Meissner avait présenté ses trois hôtes comme des « amis dont la maison avait été détruite par les bombardements ». Les bruits de l’appartement étaient épiés par les voisins intéressés, ceux du dessus comme ceux du dessous.

« Vos amis ont l’air passablement juifs ! »

Et ce genre de voisins n’était pas rare. Mieux valait aussi éviter que les « clandestins », encore inhabiles, « émergent » trop souvent et quittent leur logis au grand jour. Ursula Meissner n’attendit pas bien longtemps avant de se faire interpeller par une autre habitante de l’immeuble : « Vos amis bombardés ont l’air passablement juifs ! » Pour la famille Latte, cette remarque lancée sur le palier fut le signal de la disparition immédiate. D’une heure à l’autre, ils
se retrouvèrent tous les trois réduits à demander l’aide d’un autre inconnu : le pasteur Harald Poelchau, dont leur amie du Mecklembourg leur avait laissé le numéro de téléphone.

[Grâce à l’aide de ce pasteur et d’autres encore, des inconnus, de musiciens et d’acteurs, des gens qui l’hébergeaient pour une nuit… Konrad Latte réussit à survivre. Il sera le seul de sa famille.]

Peter Schneider,
Encore une heure de gagnée, Comment un musicien juif
survécut aux années du nazisme,
Grasset, 2002


NOTE : (1) Célèbre comédien allemand, qui fut un sympathisant des nazis. Il fut un temps le mari d’Erika Mann, la fille de Thomas Mann, et Klaus Mann, le frère d’Erika, a fait de lui un portrait très dur dans son roman Mephisto. >>