Anna m’écrit d’Angleterre pour me demander ce qu’on fait les résistants pour aider les Juifs. Voici d’abord une analyse du rôle de la résistance juive dans le sauvetage des enfants :
LES ENFANTS ET LEURS SAUVETEURS
La relation de l’activité des résistants œuvrant dans l’ombre, au prix de risques majeurs, au sauvetage des enfants, ne permet d’imaginer que de manière trop fragmentaire la trame de leur vie quotidienne et surtout celle des enfants eux-mêmes. Chaque démarche se compliquait par les problèmes constituant la routine prosaïque de la période de l’Occupation : précarité des transports, rationnement et pénurie d’innombrables produits alimentaires et autres articles indispensables à l’existence de tous les jours, couvre-feu, risques inhérents au port de l’étoile jaune ou au défaut de port de l’étoile jaune, contrôles policiers, insécurité du domicile, danger des dénonciations. Il fallait prospecter à travers les campagnes de dizaines de départements des familles et institutions nourricières inconnues, procurer faux papiers et titres de rationnement aux enfants, leur apprendre à oublier leur identité et à inventer un nouveau passé, leur constituer un trousseau élémentaire, les convoyer, leur rendre visite régulièrement pour assurer le versement des pensions et veiller à leur bien-être matériel et moral, maintenir dans certains cas le contact avec des membres de leur famille sans violer les précautions de sécurité. Le tout dut être accompli par un personnel très réduit, plusieurs fois décimé par les rafles, n’ayant pas reçu de formation, sauf lorsqu’il s’agissait d’assistantes sociales, de cadres de mouvements de jeunesse ou d’enseignants. La plupart des membres de la Résistance, avant l’époque des maquis et de l’insurrection, évoluaient dans leur environnement normal, sans rompre avec familles, voisinage, travail ou études, consacrant quelques heures par jour ou par semaine à l’action souterraine. Tout cela était interdit aux membres des réseaux juifs de sauvetage d’enfants, attelés à >une tâche harassante et évoluant dans une clandestinité de tous les instants. Chaque erreur, oubli, négligence ou faute de leur part risquait de compromettre le bien-être, la sécurité et la vie même de plusieurs enfants et de ceux qui les hébergeaient. Ils étaient, pour la plupart, des jeunes gens d’une vingtaine d’années et de grands adolescents. Leur vie sentimentale, réduite la plupart du temps à des expressions platoniques, se réfugiait pour certains dans des lettres aux accents pathétiques. Trop souvent, elle fut brisée par la séparation brutale d’une arrestation suivie de déportation. La rencontre périodique avec leurs pupilles était plus d’une fois éprouvante, révélant des cas de >démoralisation, de mésentente avec l’entourage, de troubles du comportement, de dénuement. Il fallait savoir prodiguer des douceurs, procurer les vêtements ou les chaussures indispensables, consoler, remonter le moral, trouver un nouveau placement lorsque la nourrice était manifestement trop détestée ou détestable, voire malhonnête ou cruelle.
Lucien Lazare,
Les pupilles des réseaux clandestins ont certes traversé des souffrances physiques et morales tout au long des péripéties de leur existence souterraine. On reste médusé en constatant les réserves de courage, de présence d’esprit et d’endurance que la plupart ont su mobiliser.
Pour l’immense majorité d’entre eux, l’épreuve suprême survint après la fin de la guerre, lorsqu’ils surent que père, mère, frères et sœurs ne reviendraient jamais. Ils ont le plus souvent intériorisé leur souffrance. Ceux qui ont raconté les années de guerre l’ont fait avec une extrême sobriété. Les archives de la Rue Amelot conservent un gros dossier de lettres d’enfants placés, écrites en 1943 et 1944. Elles se veulent toutes rassurantes. Confrontées avec les rapports des visiteuses, il apparait que souvent elles reflètent la réalité en ce qui concerne la satisfaction des besoins élémentaires. Mais il arrive aussi que ce que l’enfant écrit soit dicté par le souci émouvant de ne pas inquiéter ses parents (l’enfant ignore que sa lettre ne leur parviendra pas), ou encore par la crainte de représailles de la nourrice, dont il devinait qu’elle contrôlait sa correspondance. A l’orphelinat juif de La Varenne en 1947, ainsi qu’au cours complémentaire de la rue Guy-Patin, plusieurs dizaines d’enfants de huit à seize ans racontèrent par écrit « comment j’ai passé l’occupation allemande ». Beaucoup ont conservé un souvenir reconnaissant de la période où ils étaient placés à la campagne. D’autres insistent surtout sur la Libération, signifiant pour eux la fin des sévices corporels subis chez leur nourrice.
Un regard sur les rares témoignages écrits conservés, lettres datant des années d’occupation et impressions recueillies peu de temps après la fin de la guerre, montre que la sensibilité et l’intuition enfantines distinguent chez les adultes ceux qui réagissent avec cruauté de ceux que guide la compassion. La contribution des enfants juifs à leur propre sauvetage est d’avoir fait preuve de sens des responsabilités pour ne pas trahir le masque de leur identité d’emprunt. La France n’a pas connu le cauchemar et le déshonneur des caravanes d’enfants seuls au monde, absolument abandonnés, qui ont sillonné l’Europe centrale livrée au chaos. Elle le doit aux réseaux de sauvetage de la résistance juive, à leurs très nombreux alliés au sein des œuvres humanitaires et de la Résistance et enfin aux milliers de paysans, ouvriers, enseignants, prêtres, hommes et femmes de toutes conditions qui ont recueilli et protégé des enfants juifs.
Pendant deux ans, les résistants des réseaux de sauvetage ont mené ce combat pour la sauvegarde d’environ 10 000 enfants, impitoyablement traqués par la perversion la plus bestiale de l’histoire. La victoire de ces résistants s’inscrit sur divers plans : ils ont soustrait à l’ennemi 10 000 proies, petits êtres humains sans défense, l’ont emporté sur les détenteurs de la force et du pouvoir, et enfin ont fait triompher les valeurs élémentaires de l’humanité mise hors la loi. Leur épopée, menée dans l’ombre, mais digne des hommages les plus éclatants, a permis de sauvegarder l’identité juive de la plupart des rescapés qui leur doivent la vie.
La résistance juive en France,
Paris, Stock, 1987
Des gens ordinaires ont contribué à sauver des enfants juifs. On les appelle des « Justes ». Un exemple en est donné dans une autre page : celui de Mme Cholet.