Thomas Bongard, de Suisse, me demande : « Pourriez-vous m’expliquer un peu plus en détail ce que signifie l’expression « expériences médicales » ainsi qu’où est-ce-que cela se pratiquait le plus souvent, quand, et quelques exemples de cas flagrants. »
Le mieux est de lire ce qu’en dit Raoul Hilberg :
Nous devons distinguer entre deux catégories d’expériences. La première comprenait la recherche médicale habituelle et normale, à cela près qu’elle s’effectuait sur des sujets non consentants — les Versuchspersonen (sujets d’essai), comme on les appelait. La seconde était plus complexe et d’une plus grande portée, parce qu’il s’agissait de recherches conduites ni avec des méthodes ordinaires ni à des fins ordinaires. Les deux types d’expériences relevaient d’un appareil administratif unique[…]
Il suffisait que quelqu’un voie la possibilité d’utiliser des détenus comme cobayes pour tester un sérum, vérifier une hypothèse ou résoudre quelque autre problème pour que soit lancée une série d’expériences. Par exemple, le chef du service médical de l’armée de l’air s’intéressait aux expériences pratiquées en altitude et à la réanimation de pilotes à demi morts de froid abattus au-dessus de l’Atlantique. Le Stabsarzt docteur Dohmen, du service médical de l’armée, souhaitait faire des recherches sur la jaunisse. Jusque-là, il avait inoculé à des animaux le virus prélevé sur des malades humains, mais il voulait à présent inverser le processus et inoculer à des humains le virus prélevé sur des animaux morts. Les laboratoires de recherche « Bayer » d’IG-Farben souhaitaient expérimenter un médicament contre le typhus. Le produit existait sous deux formes, en comprimés et en granulés, et il semblait que certains patients vomissaient les comprimés. Les chercheurs d’IG-Farben contactèrent un « asile d’aliénés acquis à leurs idées » pour procéder à des expériences, mais ils se trouvèrent bientôt dans une impasse : les internés étaient incapables de dire sous quelle forme la préparation était mieux tolérée. Sur ce, IG-Farben se rappela qu’un de ses chercheurs avait été affecté à Auschwitz en qualité d’Obersturmführer et lui demanda son aide. La plupart des groupes intéressés ne suivaient pas la voie officieuse qu’avait choisie, en l’occurrence, IG-Farben mais soumettaient directement leurs demandes au Reichsarzt SS und Polizei Grawitz, ou encore à Himmler.
Dès le début, Himmler manifesta un grand intérêt pour ce genre d’activités. L’expérimentation le passionnait, et, s’il acquérait la conviction que les recherches en question étaient d’une « énorme importance », il n’hésitait pas à donner un coup de pouce pour faciliter les démarches administratives. En 1943, mû par ce désir de protéger la recherche, il ordonna qu’on n’entame aucune expérimentation sans son accord exprès. En 1944, la procédure s’affina. Désormais, les projets devaient être soumis à Grawitz, qui les transmettait à Himmler en y joignant les différents avis de Gebhardt, Glücks et Nebe. L’appréciation de Gebhardt était purement médicale, Glücks et Nebe formulant, quant à eux, une opinion sur l’importante question du choix des victimes.
En règle générale, les médecins demandaient l’autorisation d’utiliser les « délinquants récidivistes » ou les détenus qui avaient été « condamnés à mort ». Par cette formulation, le médecin tentait de pactiser avec sa conscience. Le raisonnement était le suivant : rien ne justifiait qu’un délinquant ou un condamné à mort soit mieux traité que les soldats allemands qui risquaient leur vie et mouraient de leurs blessures. Toutefois la SS, lorsqu’elle examinait la demande, y superposait souvent sa propre notion de délit, de telle sorte que le choix final tombait sur les « récidivistes juifs qui souillaient la race (rassenschànderische Berufsverbrecher-Juden) », ou encore sur les « délinquants juifs du mouvement de résistance polonais qui ont été condamnés à mort ».
A une occasion, la sélection des victimes fit l’objet d’un débat axé sur le « point de vue racial ». L’expérience envisagée concernait le traitement de l’eau de mer pour rendre celle-ci potable. Glücks proposa d’utiliser des Juifs ; Nebe préférait les « Mischlinge tziganes asociaux » (le problème des Tziganes relevait de sa compétence) ; Grawitz, lui, déconseillait, pour des raisons de race, l’utilisation de Tziganes dans des expériences avec de l’eau de mer.
Himmler ne s’intéressait pas seulement à la mise en route des expériences. Il suivait leur progression, étudiait les observations et suggérait, à l’occasion, des améliorations. Mais surtout il était l’ange gardien des médecins, toujours prêt à endosser l’ « entière responsabilité » de leurs agissements et à faire preuve de sévérité à l’encontre de leurs détracteurs.
La SS et les médecins en question veillaient attentivement aux courants souterrains de réprobation qui auraient pu se manifester au sein de la profession. En mai 1943, le Pr Handloser, médecin-chef de la Wehrmacht, convoqua la quatrième conférence de médecins-conseils auprès des forces armées. Au cours de celle-ci, Gebhardt se leva pour présenter l’orateur-vedette. La conférence devait traiter de la greffe osseuse chez l’homme, et les observations se fondaient sur l’expérimentation réelle (le prélèvement d’os sur des Polonaises de Ravensbrück). « J’assume, déclara Gebhardt, l’entière responsabilité politique, chirurgicale et humaine de ces expériences. » Après ces mots d’introduction, le docteur Fritz Ernst Fischer monta sur l’estrade et, à l’aide de tableaux, expliqua les opérations qu’il avait effectuées. Sa communication fut suivie d’un débat. Aucune critique ne fut émise.Une fois pourtant, à l’occasion des expériences conduites par Rascher pour le compte de l’armée de l’air, on enregistra des réactions houleuses. Rascher, Stabsarzt (capitaine) de l’armée de l’air, bénéficiait de l’amitié et de la protection de Himmler. (Apprenant que la maîtresse de Rascher attendait un deuxième enfant, Himmler lui envoya des fruits en formulant des vœux pour la santé de la mère et de l’enfant.) Rascher avait pour la première fois songé à des possibilités d’expérimentation un jour où il assistait à un cours de l’armée de l’air sur les problèmes d’altitude et sur la forme des pilotes. Comme l’instructeur notait au passage qu’aucune expérience n’avait été réalisée sur des êtres humains, Rascher eut l’idée d’utiliser des « délinquants récidivistes ». Il en fit part à Himmler et fut autorisé par le Generaloberstabsarzt Hippke à mettre son projet à exécution.
Au bout de quelque temps, les insinuations et les critiques des autres médecins de l’armée de l’air commencèrent à faire tache d’huile. Un certain professeur Holzlôhner émit même quelques commentaires sur Himmler en visitant l’endroit où se pratiquaient les expériences à Dachau. Rascher se plaignit vivement auprès du Reichsfuhrer-SS, qui répondit que lui aussi classerait les adversaires des expériences pratiquées sur des êtres humains, alors que des soldats allemands mouraient au front, parmi les traîtres au premier et au second degré (Hoch- und Landesverràter). Himmler adressa au Generalfeldmarschall Milch une lettre de la même veine, sans faire référence à la trahison mais précisant qu’il ne se laisserait pas, pour sa part, influencer par ces cercles « chrétiens ». On pouvait transférer Rascher dans la SS, déclarait Himmler, ce qui résoudrait les problèmes de conscience. Et l’armée de l’air n’en bénéficierait pas moins de toutes les observations du médecin.
Quelques mois plus tard, Hippke écrivit à Wolff : il acceptait la proposition mais profitait de l’occasion pour rectifier quelques idées fausses. D’abord, personne n’avait émis d’objection contre ces expériences. Hippke y avait « immédiatement souscrit ». La difficulté se situait ailleurs : tout était une question de gloriole. Tout le monde voulait avoir la paternité des découvertes. Mais si Rascher souhaitait créer son propre institut de recherche au sein de la Waffen-SS, Hippke n’y voyait aucun inconvénient et lui souhaitait bonne chance.
Tous ces médecins utilisaient donc les êtres humains comme des cobayes. Certains, toutefois, faisaient un pas de plus et procédaient à des expériences qui n’étaient plus dictées par le désir de venir en aide aux malades. Ces expériences allaient dans un sens tout à fait différent, car elles rejoignaient les objectifs nazis. On discerne, dans ces agissements, un désir d’élargir le processus de destruction. Les techniciens médicaux qui participèrent à ce type de recherches ne se livraient pas à du bricolage sur des détenus : ils cherchaient le moyen d’assurer la domination définitive de l’Allemagne sur l’Europe.
Un jour d’octobre 1941, un médecin militaire en retraite, Adolf Pokorny, s’installa à son bureau pour écrire à Himmler. Pour éviter qu’un subordonné puisse ouvrir la lettre et prendre connaissance de son contenu, il la fit porter à Himmler par un messager, le professeur Hôhn. Dans sa lettre, Pokorny racontait qu’il avait lu, dans une revue médicale, un article écrit par un certain docteur Madaus, de l’institut de biologie de Radebeul-Dresde.
L’article traitait des effets d’une plante sud-américaine, le Caladium seguinum; lorsqu’on l’injectait à des souris et à des rats, les animaux devenaient stériles. En lisant cet article, Pokorny avait songé à 1′ « énorme importance » de ce médicament « pour le combat que mène actuellement notre peuple ». Il devait être possible, poursuivait Pokorny, de produire dans un bref délai une préparation capable de stériliser les gens à leur insu. Moyennant quoi il faisait vaguement allusion au fait que l’Allemagne détenait trois millions de prisonniers de guerre soviétiques et concluait par plusieurs suggestions pressantes : Madaus devait publier d’autres articles, la plante devait être cultivée en serre, il fallait effectuer des analyses chimiques pour voir si l’on pouvait en synthétiser un extrait, et se lancer dans l’« expérimentation immédiate sur des êtres humains ».Quelques mois plus tard, Himmler ordonna à Pohl d’offrir au docteur Madaus la possibilité de conduire des recherches. Himmler s’impatientait en fait et, en septembre 1942, Pohl, Lolling (chef des médecins au WVHA D-III) et Madaus décidèrent de transférer les travaux dans les camps de concentration.
Tandis qu’on procédait à ces préparatifs, quelqu’un d’autre se penchait avec intérêt sur l’article de Madaus. Le 24 août 1942, le Gauleiter adjoint de Basse-Autriche, le SS-Oberfuhrer Gerland, écrivit lui aussi à Himmler. Renchérissant sur 1′ « énorme importance » de la découverte de Madaus, il demandait que l’expert du Gau pour les questions de race, le docteur Fehringer, soit autorisé à procéder à des expériences — en collaboration avec l’institut pharmacologique de la faculté de médecine de l’université de Vienne — dans un camp de Tziganes à Lackenbach. La réponse de Himmler (par l’entremise de l’Obersturmbannfùhrer Brandt) fut obligeante. La chose était déjà à l’étude, mais on se heurtait à des difficultés, car la plante n’était pas disponible en quantités suffisantes ; si le docteur Fehringer en avait en réserve, qu’il veuille bien en faire part au Reichsfùhrer-SS.
Les obstacles se révélant insurmontables, on appela les scientifiques à la rescousse. En novembre 1942, le docteur Mùller-Cunradi, directeur des laboratoires d’IG-Farben à Ludwigshafen, dépêcha un de ses biochimistes, le docteur Tauboeck, à l’Institut Madaus. Tauboeck et Madaus firent ensemble le tour de la question. Les recherches avaient démarré le jour où Madaus avait lu qu’une tribu brésilienne utilisait le Caladium seguinum pour stériliser ses ennemis. Les indigènes effectuaient cette stérilisation en décochant une flèche à l’ennemi (autrement dit, par injection intramusculaire), et la victime ignorait habituellement son sort. Mais l’Allemagne ne jouissait pas du climat voulu pour cultiver la plante en question, et il ne pouvait s’agir que d’expériences isolées.
La méthode de Madaus ne constituait pas la seule tentative ayant pour objet de concilier les besoins à court terme de la guerre avec la politique de destruction à long terme. L’idée qu’après l’utilisation intensive de la main-d’œuvre en temps d’urgence les peuples asservis seraient autorisés à mourir de mort naturelle, sans avoir la possibilité de se reconstituer, revenait périodiquement dans les cercles médicaux nazis. C’est ainsi qu’en mai 1941 Himmler s’intéressa à la « stérilisation non chirurgicale des femmes inférieures ». La paternité de l’idée revenait au Pr Cari Clauberg, médecin-chef de la clinique pour femmes du Knappschaft Hospital et du St. Hedwig Hospital de Konigshütte, en Haute-Silésie. Clauberg proposait d’introduire un agent irritant dans l’utérus au moyen d’une seringue. C’est ce qu’on appela bientôt la « méthode Clauberg ».
Trois médecins furent désignés pour assister Clauberg dans ses expériences (le Standartenführer Prof. von Wolff, de Berlin ; le Sturmbannfùhrer Prof. Erhardt, de Graz, de la clinique de femmes de l’université ; le Hauptsturmführer docteur Günther F. K. Schuitze, Greifswald, de la clinique de femmes de l’université). Un obstacle d’ordre administratif toutefois subsistait. Himmler voulait que Clauberg opère dans le grand camp de concentration de femmes de Ravensbrück, mais Clauberg ne souhaitait pas transporter là son encombrant matériel, et Grawitz eut beau insister sur le fait que, compte tenu de 1′ « énorme importance » de ces expériences, des détenues devraient être fournies à Konigshütte, le projet tomba à l’eau.Un an plus tard, Clauberg eut une « discussion scientifique » avec un proche de Himmler, l’Obersturmbannführer Arlt. Au cours de la conversation, Clauberg évoqua les expériences qu’il projetait, nettement plus ambitieuses à présent. Arlt observa qu’en la matière Himmler était l’homme qu’il fallait. Sur quoi Clauberg écrivit à Himmler pour lui demander l’autorisation d’installer son matériel à Auschwitz et de procéder à des expériences destinées à perfectionner les méthodes de stérilisation massive des « femmes indignes de se reproduire (fortpflanzungsunwùrdige Frauen) » en même temps que de fécondation induite chez les « femmes dignes ». Sa lettre fut couronnée de succès.
Le 7 juillet 1942, Himmler, Gebhardt, Glucks et Clauberg tinrent une conférence et décidèrent de lancer une série d’expériences à Auschwitz. Elles avaient pour objet, d’abord, de découvrir comment l’on pouvait stériliser les victimes sans qu’elles en aient conscience. Les expériences devaient être conduites sur une « grande échelle » sur les femmes juives du camp. Ensuite, on convint de faire appel à un radiologue en vue, le Pr Hohlfelder, pour étudier les possibilités de castration aux rayons X. A la fin de la réunion, Himmler rappela aux participants que ces expériences étaient hautement confidentielles et que tous ceux qui auraient à y travailler devaient s’engager à garder le secret.
Trois jours plus tard, le secrétaire de Himmler, Brandt, envoyait à Clauberg une lettre comportant quelques précisions et suggestions supplémentaires. Himmler voulait savoir combien de temps il fallait compter pour stériliser 1000 femmes juives. « Les Juives elles-mêmes ne doivent rien savoir. » On vérifierait les résultats des expériences en prenant des clichés radio et en étudiant les modifications éventuelles. Clauberg pouvait aussi procéder à des « expériences pratiques », par exemple enfermer une « Juive et un Juif » dans une pièce pendant un certain temps et étudier les effets éventuels.
Une année passa. Au Block 10 d’Àuschwitz I, le bloc expérimental, Clauberg ne chômait pas. Pour tromper ses victimes, il disait aux femmes, avant de leur injecter le liquide irritant, qu’on procédait à une insémination artificielle. Clauberg aimait son travail et s’en vantait volontiers. Un jour que Pohl vint à Auschwitz, Clauberg profita du dîner pour inviter l’Obergruppenführer à assister à quelques expériences. Pohl déclina l’invitation.
En juin 1943, Clauberg envoyait son premier rapport à Himmler. La méthode était « presque parfaitement au point (so gut wie fertig ausgearbeitet)-», malgré quelques « améliorations (Verfeinerungenj « qu’il lui restait encore à imaginer. Pour l’instant, elle était efficace dans les cas « habituels ». De plus, il garantissait au Reichsführer-SS que la stérilisation pouvait être effectuée de manière imperceptible au cours d’un examen gynécologique de routine. Avec dix assistants, un médecin pouvait stériliser 1000 femmes en une seule journée. (CIauberg ne précisait pas comment l’on réussirait à préserver le secret dans une procédure de stérilisation massive.)
Tandis que Clauberg s’occupait de « perfectionner » sa méthode, il y eut une troisième tentative de mise au point d’un programme de stérilisation massive : l’expérimentation des rayons X. Déjà en mars 1941, Himmler et la Chancellerie du Führer (Bouhler et Bfàck) avaient abordé le problème, et au cours de leurs discussions Brack écrivit à Himmler pour lui communiquer l’opinion de son expert à ce sujet. Cette lettre touchait au pur fantastique.Elle commençait par un exposé mesuré des possibilités offertes par les rayons X en matière de stérilisation et de castration. Les investigations préliminaires des experts médicaux de la Chancellerie, écrivait Brack, avaient montré que de petites doses de rayons X ne produisaient qu’une stérilisation temporaire ; des doses plus fortes occasionnaient des brûlures. Parvenu à cette conclusion, Brack l’oubliait aussitôt pour décrire son plan : les personnes devant être « traitées » (die dbzufertigen Personen) s’approcheraient d’un comptoir pour répondre à des questions ou remplir des formulaires. Ainsi occupé, le candidat involontaire à la stérilisation ferait face à la fenêtre pendant deux ou trois minutes, tandis que le responsable assis au bureau actionnerait une manette qui déclencherait l’émission de rayons X à travers deux tubes dirigés sur la victime. Avec vingt comptoirs de ce type (coût à l’unité : de 20000 à 30000 marks), on pourrait stériliser de 3000 à 4000 personnes par jour.
La proposition ne fut pas immédiatement suivie, mais Brack revint sur le sujet en juin 1942, quand il fut question de mettre en place les installations de gazage dans les camps du Gouvernement général. Sur les dix millions de Juifs voués à la mort, éstimait Brack, deux ou trois millions au moins étaient absolument indispensables à l’effort de guerre. Assurément, on ne pouvait les utiliser que stériles. La stérilisation chirurgicale normale se révélant trop lente et trop coûteuse, il souhaitait rappeler à Himmler qu’un an plus tôt, déjà, il lui avait vanté les avantages des rayons X. Le fait que les victimes s’apercevraient de leur stérilité au bout de quelques mois n’avait aucune importance à ce stade de l’entreprise. En guise de conclusion, Brack déclarait que son supérieur, le Reichsieiter Bouhler, était prêt à fournir tous les médecins et autre personnel nécessaires pour mener à bien le programme. Cette fois, Himmler répondit qu’il souhaitait qu’on teste l’efficacité de cette méthode dans une série d’expériences conduites dans au moins un des camps.
Les expériences furent réalisées à Auschwitz par le docteur Horst Schumann, sur des hommes et des femmes. Tandis que Schumann installait ses quartiers, la compétition dans les blocs expérimentaux passa à la vitesse supérieure. Le médecin-chef du camp, Wirths, qui s’intéressait principalement au cancer du col de l’utérus et à ses phases préliminaires, lança sa propre série d’expériences sur des adolescentes de dix-sept et dix-huit ans et sur des mères ayant dépassé la trentaine. Un médecin juif détenu, le docteur Samuel, fut contraint de participer à ces expériences. Un autre médecin du camp, Mengele, limita ses travaux au cas des jumeaux, car il ambitionnait de multiplier la nation allemande. Toutes ces expériences, qui coûtèrent la vie à plusieurs centaines de victimes, ne menèrent à rien. Aucun des concurrents ne réussit. Un jour, l’adjoint de Brack, Blankenburg, reconnut que les expériences effectuées sur les hommes avaient échoué. Les rayons X se montraient moins fiables et moins rapides que la castration chirurgicale. Autrement dit, il avait fallu trois ans pour découvrir ce qu’on savait au départ.
Malgré le dilettantisme et la tromperie pure et simple qui les caractérisaient, les expériences de stérilisation constituèrent un épisode important de l’histoire de l’Europe. Dans la conception même de ces recherches, le processus de destruction faillit déborder de son lit étroitement délimité et engloutir tout individu à sa portée qui pouvait être qualifié d’« inférieur ». Le sort des Mischlinge du premier degré était déjà à l’ordre du jour tandis que le ministère de l’Intérieur attendait le perfectionnement des techniques de stérilisation de masse. L’échec de ces expériences mit fin à un processus qui avait fait peser une redoutable menace sur de larges fractions de la population européenne.
Car c’est bien là que se situe la démarcation entre les expériences ordinaires, et les tentatives de stérilisation massive. Si, au cours d’une expérience ordinaire, la victime mourait, le médecin qui la réalisait se transformait, de guérisseur qu’il était, en assassin. Mais le médecin qui prêtait la main à la stérilisation collaborait à la destruction massive. Et ce ne fut pas tout. La hiérarchie nazie promut également une poignée de chercheurs qui tentèrent d’étayer l’objectif de destruction de masse par des arguments scientifiques irréfutables. Dans cette démarche, ces médecins quittèrent le champ de la découverte médicale et, s’engageant vers une impasse, détruisirent leur science.
Comment ce genre de recherche apparut-il ? Nous avons rappelé, à l’occasion, que les plus extrémistes des nazis considéraient le processus de destruction comme un combat racial. Pour ces nazis, les mesures antisémites constituaient une défense de la « substance raciale nordique » dans la guerre contre les menées sournoises d’un « mélange racial inférieur ». Cette rationalisation butait parfois. L’existence d’un quelconque lien intrinsèque entre les traits physiques et la Weltanschauung échappait à de nombreux responsables. Les théoriciens du parti et la SS éprouvaient de ce fait quelques difficultés à prouver le bien-fondé de leur théorie. Il n’est donc pas étonnant que, en mal de justifications, ils aient eu recours à l’expérimentation. Jetons un coup d’œil sur le cas de deux de ces expériences.
Au printemps 1942, on essaya de prouver que les Tziganes avaient un sang différent de celui des Allemands. Deux médecins, le Pr Werner Fischer et le Stabsarzt (capitaine) docteur Hornbeck, qui s’étaient l’un comme l’autre fait la main sur,des prisonniers de guerre noirs, furent autorisés à pratiquer des expériences sur des Tziganes à Sachsenhausen. Hornbeck abandonna en cours de route parce qu’il fut envoyé sur le front oriental, Fischer démarra ses travaux avec 40 Tziganes. A la demande de Himmler, il promit d’élargir ses recherches en explorant également le sang juif.
Une autre approche fut tentée par l’Ahnenerbe, une organisation formée par la SS en 1939 pour explorer « la sphère, l’esprit, les hauts faits et le patrimoine de la race indo-européenne nordique ». Le président de l’organisation était Himmler, son directeur commercial le Standartenführer Sievers, et l’un de ses chercheurs le Hauptsturmfuhrer Prof. Hirt, directeur du département d’anatomie de l’université du Reich, à Strasbourg.
Au début de 1942, Hirt était hospitalisé avec une hémorragie des poumons et une circulation sanguine gravement détériorée. De son lit, il adressa le rapport suivant à Himmler. Toutes les nations et toutes les races avaient été étudiées au moyen de l’examen de collections de crânes ; mais, dans le cas des Juifs, les crânes étaient trop rares pour permettre des conclusions scientifiques. La guerre, dans l’Est, offrait une chance de remédier à cette situation.
Il était préférable, de l’avis de Hirt, de remettre les commissaires politiques vivants à la Police de campagne. Un médecin dresserait alors les rapports essentiels, tuerait les Juifs, prélèverait avec soin les têtes, et ainsi de suite. Brandt répondit que le projet intéressait vivement Himmler, mais qu’il fallait d’abord que Hirt se rétablisse. Peut-être quelques fruits lui feraient-ils du bien ?
Quelques mois plus tard, Hirt avait suffisamment repris le dessus pour se mettre au travail. Compte tenu de la pénurie de « commissaires judéo-bolcheviques », l’Ahnenerbe se déclara prête à accepter 150 Juifs d’Auschwitz. Un dignitaire de l’organisation, le Hauptsturmfuhrer docteur Bruno Beger, fut envoyé au camp ; 115 personnes — 79 Juifs de sexe masculin, 30 femmes juives, 4 détenus d’Asie centrale et 2 Polonais — furent mis en quarantaine, et l’on prit des dispositions avec Eichmann pour les faire transférer à Natzweiler, où ils furent gazés. Les cadavres furent rapatriés à Strasbourg et mis de côté pour les études raciales. Là, au laboratoire d’anatomie de l’université, les médecins allemands purent déployer toute leur science.
Raul Hilberg
La destruction des Juifs d’Europe
édité chez Fayard
Je recommande évidemment l’achat et la lecture complète de cet ouvrage. J’ai pour le présent texte supprimé les notes de bas de page
Voir aussi une série de documents et une biographie de Mengele dans la page : les expériences médicales (1)
Une vidéo du journal Le Figaro, évoque le rôle, aussi, des médecins ordinaires (sur YouTube)