Article de Madeleine Natanson, paru dans la revue Imaginaire et Inconscient
« La liberté pour nous sera d’abord de pouvoir pleurer »
Élie Wiesel
Les guerres, les génocides, les deuils, parsèment les sentiers de nos mémoires. La douleur des pères est reprise comme une dette par les enfants, les petits-enfants des victimes, mais aussi des bourreaux – et l’actualité nous montre que la souffrance dans la chaîne générationnelle ne semble pas près de s’arrêter. Comment assumer la dette d’existence pour des enfants, des petits-enfants qui ont eu pour parents, pour grands-parents ceux qui étaient du côté des bourreaux ? Pour anéantir cette dette, pour ne pas être jugé pour ses crimes, Goebbels a tué ses six enfants avant de se suicider !
Le mal du passé a-t-il un avenir ?
J’ai reçu une jeune femme allemande, d’abord avec son mari français. Ils souhaitaient parler de difficultés dans leur couple et de leur désir d’enfant non réalisé. Ils racontèrent qu’à la fin de la dernière guerre, l’un et l’autre sortaient de l’adolescence. Leurs deux pères absents durant le conflit, le français prisonnier et l’allemand sur le front, venaient de rentrer dans leur foyer. Puis madame demanda à revenir seule. Elle parla alors de son père à la retraite, s’adonnant au jardinage et confia combien ses ongles sales, noirs, la dégoûtaient jusqu’à la nausée. Cette noirceur symbolisait une autre « noirceur ». À 20 ans, dans la bibliothèque familiale, elle avait trouvé un livre dédicacé à son père par Hitler lui-même et découvert alors qu’il n’était pas un officier « ordinaire » de l’armée, comme elle le croyait, mais un SS qui avait eu des responsabilités dans un camp d’extermination. Elle parla alors de ses cauchemars d’enfant qui prennent un sens : elle s’y voyait écrasée par d’énormes bottes. « Comment ai-je pu aimer ce père ? »
Helga M., une autre patiente, née en 1943, raconte des rêves où elle voyait « les fondations de sa maison constituées par un amas de crânes humains » alors qu’elle était censée ignorer tout du passé nazi de son père [1].
Comment vivre cet état de fils ou de fille de bourreau ? Comment transmettre la vie à son tour ? Que risque-t-on de transmettre de ce fardeau ?
Le pasteur Johannes Kulfus écrit : « C’était une forte tension de condamner tous les nazis à l’école et de se retrouver avec deux d’entre eux à table tous les jours. J’étais donc l’héritier d’authentiques nazis. [2] »
Du secret d’état au secret de famille
« Criminels, les enfants de criminels ? Criminels d’être liés, par le seul hasard de leur naissance, à une tragédie initiée par leurs pères ? Criminels d’être nés ? Ou peut-on dire victimes ? Prisonniers d’un passé qu’ils n’ont en rien forgé, torturés par des condamnations qui les englobent, englués dans cet immense « secret des familles » qu’ils doivent respecter sans parfois même être initiés » [3].
Paul Fuks souligne combien le secret était nécessaire dans les dictatures pour que se dissimule le monstrueux derrière le visible : « Un voile épais de nuit et brouillard a entouré le projet d’extermination » [4]. De l’idéologie monstrueuse, il ne fallait montrer que les beaux défilés d’hommes « sains », « purs » ! Il le fallait pour assurer le refus du doute, pour récupérer l’enthousiasme afin de faire advenir le fanatisme et sa cruauté, pour que puisse fonctionner un idéal du moi sans critique.
Alors, le totalitarisme détruisant le mystère de chaque être pour maintenir le secret d’État, celui-ci s’est infiltré peu à peu dans les familles. « L’histoire d’une guerre, écrit encore Johannes Kulfus, n’est pas uniquement une histoire politique, économique, sur les enjeux et les raisons qui ont déclenché la prise d’armes, l’attaque etc. La guerre est aussi une histoire de famille, peut-être même avant tout une histoire de famille ». Si l’histoire se transmet dans les livres, par les cours des enseignants, elle pénètre avec ses souffrances à travers nos histoires de vie et leurs secrets. Ces secrets comportent d’abord une injonction à se taire, mais infiltrent les rapports humains du poids des douleurs passées infligées et subies. Quand le secret se découvre, la question de la transmission se pose de façon torturante. Parfois s’infiltrent des idées de vengeance d’avoir à accepter un tel héritage. La vengeance se révèle stérile et la stérilité dans la tradition biblique est signe de malédiction et redouble la douleur.
Laisse-moi partir mère [5]
Helga Schneider pose dans son livre la question suivante : comment transmettre, à travers sa souffrance de petite fille abandonnée, la vérité sur sa mère ?
« Aujourd’hui, je te revois mère, mais avec quels sentiments ? Que peut éprouver une fille pour une mère qui a refusé de tenir son rôle de mère afin de rejoindre la scélérate organisation de Heinrich Himmler ? » La mère d’Helga avait en effet quitté son foyer, non pas pour suivre un autre homme comme dans un divorce « ordinaire », mais pour s’engager dans les SS. Helga avait quatre ans !
« À Ravensbrück, elle avait collaboré à certaines expériences effectuées sur des détenus, puis avait suivi une formation pour futures gardiennes de camp d’extermination » (p. 26). Helga retrouve sa mère âgée vivant dans une maison de retraite. Elle questionne, questionne encore : « Je vis un atroce dédoublement. Une partie de moi est paralysée d’horreur; l’autre comme sous hypnose continue à demander, veut savoir ».
Le narcissisme blessé par l’abandon est exaspéré par la découverte du choix de la mère de donner la mort et non la vie, la souffrance et non la consolation. Éros ne se trouve-t-il pas alors dans un écart irrémédiable avec Thanatos ?
Helga s’acharne à essayer de trouver chez sa mère l’expression d’un sentiment, d’un remords, d’un regret qui lui permettrait d’accéder elle-même à la compassion. « Je n’avais aucun droit de ressentir de la compassion, mon devoir était d’obéir. «Fidélité et obéissance», un point c’est tout. La fidélité est une grande valeur, sache-le. J’étais de la Waffen SS, moi ! Je ne pouvais m’autoriser le sentimentalisme des gens ordinaires (p. 92-95). Face à ces « valeurs » perverties, l’idéal du moi faussé, Helga insiste : « Mais tu étais mère, tu avais deux enfants. Pendant qu’on poussait des enfants dans les chambres à gaz, tu ne pensais pas à nous ? – Quel rapport ? Mes enfants étaient aryens ! »
« Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé de façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances » écrivait Freud [6].
Comment la petite fille, l’adolescente a-t-elle pu structurer surmoi et idéal du moi, comment parler à son fils, comment lui transmettre ? En passant par le désir des parents, l’enfant se constitue en tant que fils ou fille, ce désir étant en conjonction avec la culture. Certains auteurs utilisent le concept d’« identification pré-primaire », marques antérieures à la naissance [7]. Au moment de se situer dans la lignée générationnelle, d’envisager la construction d’un foyer avec des enfants, l’interrogation sur la mémoire, sur l’inscription d’une famille s’impose, impérieuse, douloureuse au point d’envisager parfois le refus d’enfant si un soutien n’intervient pas.
L’écriture a joué pour Helga un rôle cathartique afin de lui permettre de parler, de transmettre à son fils. « Je me détourne, ma pensée va encore une fois aux victimes, à toutes les histoires que je connais, que j’ai lues, qu’on m’a racontées. Je pense aussi, mère, que c’est seulement en te haïssant que je serai enfin capable de m’arracher à tes racines. Mais je ne peux pas, je n’y arrive pas » (p. 105) Pourtant Helga ne parvient pas à dire : Mutti, maman. Devant la fragilité de la vieille femme, Helga se rend compte que : « Hier encore, je ressentais son absence comme une présence obsédante, sa présence est maintenant une irrévocable absence ».
« L’homme qui fait le mal est aussi digne de pitié que celui qui est la proie d’un mal » a écrit Platon [8].
Elle éprouve de l’angoisse et en même temps la tendresse inassouvie de la petite fille blessée et elle en a honte. « Je lui avais pardonné le mal qu’elle nous avait fait à nous, à son mari, à ses enfants. Quant aux autres fautes dont elle s’était souillée, le droit de condamner ou de pardonner appartenait exclusivement à ses victimes ». Mais de cette souillure les enfants des bourreaux ne restent-ils pas irrémédiablement marqués ?
Souillure et culpabilité
« La souillure est une contagion externe, la culpabilité au contraire a un accent nettement subjectif : son symbolisme est beaucoup plus intérieur, il dit la conscience d’être accablé par un poids qui écrase; il dit encore la morsure qui ronge du dedans, dans la rumination tout intérieure de la faute : ces deux métaphores du poids et de la morsure disent bien l’atteinte au niveau de l’existence » [9]. La souillure d’une génération atteint les suivantes d’une marque de malheur et d’indicible culpabilité.
« Le dégoût, la révulsion. Je ne suis pas heureux, ma vie est une souffrance grandement liée au passé » écrit un homme d’une soixantaine d’années, fils d’un milicien, au petit-fils d’un déporté assassiné dans un camp de la mort. « Votre père a souffert par ces hommes-là et j’ai souffert aussi ».
Une autre patiente, Véra a vu l’image de son père « héros » mort en Algérie « tomber dans un gouffre » en fouillant dans les lettres adressées à sa mère et en y découvrant la participation de son père aux séances de tortures. Elle se reproche alors sa dureté envers sa mère et son beau-père, n’ayant pu accepter que le « héros » soit remplacé par un homme « ordinaire » qui pourtant participait à une réparation familiale.
Le malheur devient culpabilité. Celle-ci recouvre aussi l’aveu concernant le père nazi, la mère SS, le tortionnaire. « J’ai pu les aimer, je n’en avais pas le droit ! » Dans la cure, ne s’agit-il pas de se représenter le malheur, non comme une faute, mais comme un réel à accepter comme il est ? Peut-être, alors, selon le mot de Lytta Basset, peut-on parvenir à « se pardonner de s’être laissé imposer le mal que l’on a subi » [10].
Honore ton père et ta mère ?
Le surmoi exige-t-il d’aimer ses parents ? Si l’on considère cette parole biblique pour en tirer, selon l’expression de Daniel Sibony [11], « le noyau éthique du point de vue de l’être », on peut déborder le cadre moral pour faire lien et indiquer la façon dont on se représente à l’être, au monde et aux autres.
En fait, il n’est pas dit d’aimer mais de respecter c’est-à-dire, si l’on se réfère au texte hébreu, de leur donner du « poids ». Le texte fait coupure entre les générations, d’abord en séparant père et mère, il ne s’agit pas « des parents ». Rendre à chacun son poids, son histoire. Les respecter, c’est pouvoir s’en éloigner, ne pas se soumettre, mais connaître leurs histoires pour pouvoir prendre un autre chemin. La plupart des thérapies ne consistent-elles pas à laisser aux parents leur poids, à cesser de prendre ce poids sur soi ? On comprend mieux alors le texte « pour que tes jours (et non pas les leurs) soient plus longs. Choisir une vie qui ne sera pas chargée des angoisses et des fautes de la génération précédente dont, cependant, elle gardera mémoire afin de transmettre à son tour la vie. « Les respecter, écrit Daniel Sibony, c’est se préserver du sacrifice, de l’état sacrificiel » [12].
Sans doute les enfants comme Helga ont dû faire un long et douloureux cheminement pour parvenir à ce respect-là, pour déposer leur fardeau.
L’impensable rencontre
Pendant près de trois ans, un psychologue israélien Dan Bar On a préparé une rencontre entre des enfants de nazis et des enfants de victimes de la Shoah. Ceux-ci, avec les enfants de criminels, sont allés – ensemble – à Auschwitz, à Dachau, à Yad Vashem.
Certains des enfants de bourreaux ont pu dire : « […] ce qui mine et détruit à l’intérieur de soi; et le dire devant eux, car il n’y avait qu’eux qui pouvaient nous donner la permission de parler et de pleurer. Il n’y avait qu’eux qui pouvaient apaiser cette culpabilité dans laquelle on s’enlisait. Continuer d’aimer des parents impliqués dans « tout ça » ne faisait-il pas de nous des complices ? Complices contre notre gré, mais aussi coupables ? Que faire ? Traîner notre honte de ce pays, notre colère qu’on nous ait légué « ça », notre douleur d’être nés « là », de ces gens-là ? Une fille de rescapés m’a pris la main en me disant qu’un enfant avait le droit d’aimer ses parents. Un allemand n’aurait jamais pu me dire cela. Cela m’a sauvée. (Nathalie F)
Du côté des victimes, la question pouvait être celle d’un sentiment de trahison : « Est-ce que je trompe la confiance des miens ? » Les points communs se sont révélés autour du problème des racines, celles qui manquent avec la disparition des grands-parents, celles que l’on rejette car ressenties comme empoisonnées entraînant parfois l’effroi « à l’idée d’avoir des enfants ». Pourtant malgré des drames, des colères, des réticences, ces rencontres semblent avoir apaisé ceux qui ont pu y participer comme aucune thérapie n’avait pu le faire, en les aidant à devenir des passeurs de mémoire. « Je suis si contente que la haine de mon père ne vous ait pas empêché de naître » a dit une fille de nazi à une fille de rescapé. « Nous pleurions tous ensemble. »
Le fils de Martin Bormann prépare pour les professeurs allemands, des textes nazis (dont les lettres de son père) pour un travail sur la propagande à travers la manipulation et la perversion de la langue. Des psychologues animent des séminaires pour des psychothérapeutes sur le difficile abord de la Shoah. Si chaque histoire est unique, le travail de mémoire requiert un effort collectif. C’est seulement à partir de ce travail qu’une restauration de l’estime de soi, une redécouverte de l’idéal du moi, une restructuration de la psyché peut advenir patiemment, dépassant la honte et la haine.
« Je regarde ses yeux confiants qui se réfléchissent dans les miens et je me dis : « Non, je ne la hais pas. Simplement, je ne l’aime pas » [13].
«Laisse-moi partir, mère »
Garde le poids qui est le tien.
Notes
[1] Cojean A., Enquête, in Le Monde, 27 avril 1995.
[2] Kulfus J. (juin 2004) Planter sa graine de paix, in Parole protestante de Basse Normandie.
[3] Cojean A., op. cit.
[4] Fuks P. (2004) Sur quelques aspects du monstrueux dans l’histoire du XXe siècle et leurs représentations, in Imaginaire & inconscient, n°13.
[5] Schneider H. (2002) Laisse-moi partir, mère. Robert Laffont : Paris.
[6] Freud S. (1979) Malaise dans la civilisation. P.U.F. : Paris. p. 11.
[7] Cette notion a été développée notamment par des psychanalystes argentins à propos des enfants kidnappés par les bourreaux de leurs parents et élevés comme leurs propres enfants. Journal de psychanalyse de l’enfant, n° 9, Traumatismes. [8]Les lois, 731.
[9] Ricœur P. (1965) Le conflit des interprétations. Seuil : Paris. Ricœur P. (2004) Le mal. Labor et fides : Genève.
[10] Basset L. (1995) Le pardon originel. Labor et fides : Genève. p. 438.
[11] Sibony D. (1992) Les trois monothéismes. Seuil.
[12] Sibony D., Ibid.
[13] Schneider H. (2002) Laisse-moi partir, mère. Robert Laffont : Paris. p. 190.
Bibliographie
- COJEAN A., Enquête, in Le Monde, 27 avril 1995.
- FREUD S. (1985) Deuil et mélancolie. Gallimard : Paris.
- FREUD S. (1985) L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Gallimard : Paris.
- FREUD S. (1981) Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot : Paris.
- FREUD S. (1981) Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot : Paris.
- FREUD S. (1979) Malaise dans la civilisation. P.U.F. : Paris.
- NATANSON D. (2002) Dernières nouvelles de l’absence. Le décaèdre.
- NATANSON D. (2002) J’enseigne avec l’Internet la Shoah et les crimes nazis, C.R.D.P. de Bretagne.
- RICŒUR P. (1965) Le conflit des interprétations. Seuil : Paris.
- RICŒUR P. (2004) Le mal. Labor et fides. Genève.
- SCHNEIDER H. (2002) Laisse-moi partir, mère. Robert Laffont : Paris.
- SIBONY D. (1992) Les trois monothéismes. Seuil.