Au voyage de retour, j’étais avec mes camarades, les survivantes d’entre mes camarades. Elles étaient assises près de moi dans l’avion et à mesure que le temps s’accélérait, elles devenaient diaphanes, de plus en plus diaphanes, perdaient couleur et forme. Tous les liens, toutes les lianes qui nous reliaient les unes aux autres se détendaient déjà. Seules leurs voix demeuraient et encore s’éloignaient-elles à mesure que Paris se rapprochait. Je les regardais se transformer sous mes yeux, devenir transparentes, devenir floues, devenir spectres. Je les entendais encore, je commençais à ne plus comprendre ce qu’elles disaient. A l’arrivée, je ne les reconnaissais plus. Dans la foule des gens qui nous attendaient, elles glissaient, disparaissaient, reprenaient apparence un instant, si impalpables, si irréelles, si fuyantes, que je doutais de mon existence propre. Elles ont joué ce jeu de feu follet pendant tout le temps où nous piétinions d’un bureau à l’autre, se perdaient, se retrouvaient, me retrouvaient, disaient des mots que je ne saisissais pas, s’évanouissaient encore et se fondaient enfin dans la foule des gens qui nous attendaient, englouties pour toujours dans cette foule. Elles avaient si bien perdu de leur réalité pendant le voyage au long duquel je les avais vues se métamorphoser de minute en minute, s’effacer lentement, imperceptiblement, inexorablement, devenir spectres, que je ne me suis pas aperçue tout de suite de leur disparition. Sans doute parce que j’étais aussi transparente, aussi irréelle, aussi fluide qu’elles. Je flottais au milieu de cette foule qui glissait tout autour de moi. Et soudain, je me suis sentie seule, seule au creux d’un vide où l’oxygène manquait, où je cherchais ma respiration, où je suffoquais. Où étaient-elles ? J’ai constaté leur disparition quand il était trop tard pour les appeler, trop tard pour courir à leur recherche — et comment courir dans cette foule glissante ? D’ailleurs la voix me manquait et mes jambes se paralysaient. Où étaient-elles? Où êtes-vous Lulu, Cécile, Viva ?
Charlotte Delbo, rescapée d’Auschwitz,
Viva, pourquoi l’appeler maintenant ? Viva, où es-tu ? Non, tu n’étais pas dans l’avion avec nous. Si je confonds les mortes et les vivantes, avec lesquelles suis-je, moi ? Il me fallait admettre — et c’était une conclusion très longue à formuler, et jusqu’à ce que j’y parvienne, j’étais prise dans une angoisse qui me laissait errante, glissante et flottante —, il me fallait admettre que je les avais perdues et que désormais je serais seule. Où chercher secours ? Rien ne viendrait à mon secours. Crier était inutile, crier à l’aide était inutile. Tous, dans la foule qui m’entourait, étaient prêts à m’aider, étaient là pour m’aider, mais ils se proposaient avec leurs moyens à eux dont je savais l’inutile. Les seuls êtres qui pouvaient m’aider étaient hors de portée. Nul ne pouvait les remplacer. Avec difficulté, par un grand effort de ma mémoire — mais pourquoi dire : effort de la mémoire, puisque je n’avais plus de mémoire ? — par un effort que je ne sais comment nommer, j’ai essayé de me souvenir des gestes qu’on doit faire pour reprendre la forme d’un vivant dans la vie. Marcher, parler, répondre aux questions, dire où l’on veut aller, y aller. J’avais oublié. L’avais-je jamais su ? Je ne voyais ni comment m’y prendre ni par où commencer. L’entreprise était hors de mes forces. Il n’y avait qu’à renoncer. Renoncer ou remettre à plus tard. D’abord, il fallait réfléchir. Je flottais dans la foule qui me portait sans s’en rendre compte car je ne pesais rien, ma tête se vidait. Réfléchir? Comment réfléchir quand on ne possède plus un mot, quand on a oublié tous les mots? J’étais trop absente pour être désespérée. J’étais là… Comment? Je ne sais. Mais étais-je là? Étais-je moi? Étais-je… J’étais là et ce serait faux de dire que je ne savais que faire, je ne pensais pas et je ne me demandais pas s’il y avait quelque chose à faire. Savoir, se demander, penser, ce sont des mots que j’emploie maintenant.
Combien de temps suis-je restée sur ce banc où l’on pouvait croire que je méditais ou que je me reposais ? Combien de temps ai-je passé à ne pas méditer, à ne pas réfléchir, à essayer de me rappeler comment on fait pour se rappeler. Me rappeler quoi ? Je ne savais plus ce qu’il fallait se rappeler. Dire que j’avais froid comme lorsqu’on a la fièvre, dire que j’étais épuisée, c’est facile à avancer aujourd’hui en guise d’explication. Je ne sentais rien, je ne me sentais pas exister, je n’existais pas. Combien de temps suis-je restée ainsi en suspension d’existence ? (J’ai retrouvé mes mots depuis, vous voyez.) Longtemps, longtemps. J’ai gardé de ce temps des images brumeuses où pas une tache claire ne permet de distinguer le sommeil de la veille. Longtemps.
Avec beaucoup d’effort, je crois me souvenir que j’étais couchée, que des gens venaient me voir. Ils m’embrassaient, ils me parlaient, ils me racontaient des choses, ils me posaient des questions. Pour les questions, ils ont vite cessé, je ne répondais à aucune. J’entendais leurs voix de très loin. Quand ils entraient dans ma chambre, mon regard se voilait. Leur épaisseur interceptait la lumière. Au travers de ce voile, je les voyais sourire d’un sourire encourageant et je ne comprenais rien à leur sourire, rien à leur attitude, rien à leur gentillesse — enfin, j’ai supposé plus tard que c’était de la gentillesse. C’est presque impossible, plus tard, d’expliquer avec des mots ce qui est arrivé à l’époque où il n’y avait pas de mots. Pourquoi viennent-ils me voir? Pourquoi parlent-ils? Que veulent-ils savoir ? Pourquoi veulent-ils que je sache, moi, cer-taines choses qu’ils sont prêts à me dire, qu’ils sont venus exprès pour me dire? Tout était incompréhensible. Et que tout soit incompré-hensible m’était indifférent. Je n’avais aucune curiosité, aucune envie de rien savoir. Ils m’ap-portaient des fleurs et des livres. Craignent-ils que je m’ennuie ? M’ennuyer… Toutes leurs idées étaient d’un monde à part. Ils craignent que je m’ennuie et ils apportent des livres… Ils posaient les livres sur ma table de chevet et les livres restaient là sans que j’aie seulement l’idée de les prendre. Longtemps, longtemps, les livres sont restés là, à ma portée, hors de ma portée. Longtemps. Enfin, on m’a dit que mon absence au monde avait duré longtemps. Mon corps était sans poids, ma tête sans poids. Des jours, des jours, sans penser à rien, sans exister tout en sachant cependant — mais je ne me souviens plus aujourd’hui comment je le savais —, tout en ayant quelque sensation, à peine définissable, que j’existais. Je ne parvenais pas à me réhabituer à moi. Comment me réhabituer à un moi qui s’était si bien détaché que je n’étais pas sûre qu’il eût jamais existé? Ma vie d’avant? Avais-je eu une vie avant? Ma vie d’après ?
Étais-je vivante pour avoir un après, pour savoir ce que c’est qu’après? Je flottais dans
un présent sans réalité.
Les amis continuaient à me rendre visite, m’apportaient de nouveaux livres qui s’empilaient sur les autres. Quelquefois, en me soulevant sur mes oreillers, je regardais ces livres sans faire de relation entre des livres et la lecture. Des objets sans usage. Que faire de ces objets? Et puis je les oubliais et je retournais à mon absence.
Lentement, à mon insu, la réalité a repris forme autour de moi. A mon insu car je n’ai fait aucun effort pour revenir à la surface de la réalité. Je n’avais pas la force de faire la plus petite ébauche d’effort. C’est d’elle-même, par sa propre pesanteur, que la réalité a repris ses contours, ses couleurs, ses significations, mais si lentement… Je découvrais, avec de longs intervalles, un nouveau trait, un nouveau sens. Petit à petit, je recouvrais la vue, l’ouïe. Petit à petit, je reconnaissais les couleurs, les sons, les odeurs. Les goûts, beaucoup plus tard. Un jour j’ai vu — oui, vu — les livres sur ma table de nuit, sur une chaise près de mon lit. Tous étaient à ma main. Ma main ne s’avançait pas vers eux. Longtemps je les ai regardés sans avoir l’idée de les toucher, de les prendre. Quand enfin je me suis risquée à en prendre un, à l’ouvrir, à le regarder, il était si pauvre, si à côté que je l’ai remis sur sa pile. A côté. Oui, tout était à côté. De quoi parlait-il, ce livre? Je ne sais pas. Je sais que c’était à côté. A côté des choses, à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité.
Qu’est-ce qui n’est pas à côté ? Je me posais la question et j’étais désespérée de ne pouvoir y répondre. Je dis désespérée faute d’un mot qui donnerait idée de ce que je veux dire. Je n’étais pas désespérée, j’étais absente.
J’ai attendu longtemps avant de tenter une autre reconnaissance dans un livre. Elle a été tout aussi déroutante que la première et moi plus désespérée, ou plutôt enfoncée davantage encore dans mon absence.
Qu’est-ce qui n’est pas à côté ? N’ai-je plus rien à trouver dans les livres ? Sont-ils tous répétition futile, description jolie et imagée, suite de mots sans poids ?
Mon découragement en face des livres a duré très longtemps. Des années. Je ne pouvais pas lire parce qu’il me semblait savoir d’avance ce qui était écrit dans le livre, et le savoir autrement, d’une connaissance plus sûre et plus profonde, évidente, irréfutable.
De même que je baissais les yeux pour ne pas voir les visages parce que les visages se dénudaient sous mes yeux, parce que je voyais tout des gens au travers de leur visage dès que j’arrêtais mon regard sur eux, et cela me gênait au point d’être obligée de baisser les yeux, de même je m’écartais des livres parce que je voyais au travers des mots. Je voyais la banalité, la convention, le vide. J’y voyais l’habileté. Et que sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ?
Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. A quoi s’intéresser quand on décèle la fausseté, quand il n’y a plus de clair-obscur, quand il n’y a plus rien a deviner, ni dans les regards ni dans les livres ? Comment vivre dans un monde sans mystère ? Comment vivre dans un monde où le mensonge se colore en couleur aveuglante et se sépare immédiatement de la vérité, comme dans ces mélanges qui se décomposent, où chaque ingrédient reprend sa couleur et sa densité propres ?
Je me suis interrogée longtemps sans trouver la réponse. Pourquoi vivre si rien n’est vrai ? Pourquoi regretter de ne plus pouvoir être dupe, c’est si confortable ? Je me débattais dans un dilemme insoluble. Je regardais les livres inutiles. Tout m’était inutile. Mais à quoi sert de savoir quand on ne sait plus comment vivre ?
Comment cela s’est-il passé ? Je ne sais pas. Un jour, j’ai pris un livre et je l’ai lu. Je voudrais pouvoir dire comment cela s’est fait. Je ne m’en souviens plus du tout. Je ne me souviens pas non plus du titre. Cela ferait bien si je nommais quelque chef-d’œuvre. Non. C’était un livre parmi tous les autres, celui qui m’a rendu tous les autres. […]
Auschwitz et après III,
Mesure de nos jours,Les Éditions de Minuit, 1971