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La sélection

Adrien Lalau, collégien à Montevrain (77), me demande : « Comment les nazis choisissaient-ils les déportés qui allaient travailler ou directement à la chambre à gaz ? »

La sélection : photo prise depuis le toit d'un wagon par un SS, lors de l'arrivée d'un convoi de Juifs hongrois, durant l'été 1944.
La sélection : photo prise depuis le toit d’un wagon par un SS, lors de l’arrivée d’un convoi de Juifs hongrois, durant l’été 1944. On y voit des SS qui examinent les arrivants (hommes d’un côté, femmes et enfants de l’autre, avant de leur désigner soit la gauche, soit la droite ; soit la mort dans la chambre à gaz, soit la survie d’esclave dans le camp.

Le témoignage d’un S.S.

Le S.S. Pery Broad, membre de la Gestapo du camp de 1945 à la fin, qui a rédigé un long mémoire sur Birkenau, décrit ainsi une sélection immédiate à l’arrivée d’un convoi :

« Sur une contre-voie de la gare de triage se tient un long train de wagons de marchandises. Les portes coulissantes sont fermées avec des fils de fer plombés. Un détachement de service a pris position autour du train et de la rampe. Les S.S. de la direction du camp de détention font descendre tout le monde du train. Un désordre confus règne sur la rampe. On commence par séparer les maris de leurs femmes. Des scènes d’adieu déchirantes ont lieu. Les époux se séparent, les mères font un dernier signe à leur fils. Les deux colonnes en cinq files avancent à plusieurs mètres l’une de l’autre sur la rampe. Celles qui, en proie à la douleur de l’adieu, essaient de se précipiter pour donner encore une fois la main ou dire quelques paroles de consolation à l’homme aimé sont rejetées par les coups des SS. Puis le médecin S.S. commence à sélectionner ceux qui lui paraissent aptes au travail. Les femmes en charge de petits enfants sont en principe inaptes, ainsi que tous les hommes d’apparence maladive ou délicate. On place à l’arrière des camions des escabeaux, et les gens que le médecin S.S. a classés comme inaptes au travail doivent y monter. Les S.S. du détachement d’accueil les comptent un à un.»

Témoignage du S.S. Pery Broad, Gestapo du camp d’Auschwitz,

cité par E. Kogon, H. Langbein et A.Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’État, Éditions de Minuit, Paris, 1984.

Le témoignage d’un déporté

Même scène, décrite cette fois par un déporté :

« Peu à peu, les déportés avancent vers l’extrémité du quai. Deux S.S. sont au milieu de celui-ci; l’un est officier-médecin. Les déportés défilent devant lui. Avec le pouce ou avec une badine, l’officier dirige les détenus, soit à droite, soit à gauche. Ainsi se constituent deux files qui vont s’amasser aux deux extrémités du quai. La file de gauche comporte des hommes de 20 à 45 ans, dont l’aspect extérieur est relativement robuste. Les limites d’âge sont élastiques, parfois elles s’étendent de 16 ou 18 à 50 ans. L’aspect et l’allure du détenu, le fait qu’il soit plus ou moins bien rasé interviennent dans ce choix. Dans cette file sont envoyées également quelques jeunes femmes.
La file de droite comporte les hommes plus âgés; les vieillards, la plupart des femmes, les enfants et les malades. Les familles essayent de se regrouper. Parfois l’officier S.S. sort alors du groupe familial les éléments valides jeunes ; plus rarement ceux-ci sont laissés avec leur famille dans la colonne de droite.
Dans la file de gauche, les femmes sont dirigées à pied vers le camp voisin, les hommes partent dans des camions et des remorques, entassés les uns sur les autres.
Les détenus de la file de droite sont chargés sur des camions.
Dans mon convoi, sur 1 200 déportés, une proportion très grande d’hommes est retenue (environ 330) ainsi que quelques femmes. Ce chiffre est exceptionnel. II est rare que plus de 150 à 200 hommes soient retenus par convoi… »

Témoignage du professeur Robert Waitz, déporté au camp d’Auschwitz,
Témoignages strasbourgeois, De l’Université aux Camps de Concentration, Paris, 1947.

Un autre témoignage d’une déportée

Denise Holstein avait 17 ans. Elle était monitrice dans un refuge d’enfants juifs. Elle est déportée avec les enfants :

« Surtout, ne prend pas de gosse dans tes bras!»

« Nous sommes soixante dans notre wagon, dont une cinquantaine d’enfants et je suis la seule monitrice. Bien sûr, je suis un peu débordée. Heureusement, Beila et des garçons que j’ai connus au centre Lamarck m’apportent leur aide. Quant aux autres adultes, ils sont odieux et ne supportent pas d’être dérangés par les enfants qui, vu le manque de place, les bousculent, font du bruit et se plaignent de la chaleur, de la soif, du manque d’air. Je porte un brassard qui me permet de descendre, quand le train s’arrête, pour aller chercher toutel’eau que je peux rapporter dans des récipients de fortune et vider les seaux hygiéniques qui, d’ailleurs, ont déjà débordé dans les wagons. J’ai ainsi au moins la chance de pouvoir prendre l’air, boire un peu plus que les autres et faire un brin de toilette. Mais les arrêts sont rares. Dès le premier soir, nous passons le Rhin et le voyage continue, de plus en plus pénible, et toujours sans savoir où nous allons.

La troisième nuit, arrêt brutal. Les portes sont violemment ouvertes et les enfants qui s’étaient, enfin, pour la plupart, endormis, sont réveillés par des hurlements : « Raus ! Schnell ! » (« Dehors ! Vite ! ») II faut les habiller, récupérer un peu partout les affaires des uns et des autres. Ils sont terrorisés, tirés dehors par des hommes en costumes rayés de bagnards qui ne parlent pas français et qui ne laissent personne emporter de bagage. J’en vois un qui a une allure un peu moins sinistre que les autres, quoique la tête rasée et l’air un peu hagard. Il a de grands yeux bleus et il me semble qu’il doit être français. En effet, mais il me dit de remonter dans le wagon, afin qu’on ne voie pas qu’il me parle. Alors, il me dit que nous sommes à Auschwitz, que c’est l’horreur, qu’on doit travailler, qu’il n’y a pas de place pour se coucher, très peu de nourriture, juste de quoi ne pas mourir. Il me dit aussi : «Surtout, ne prends pas de gosse dans les bras ». Je ne comprends pas, je lui demande pourquoi. « Tu comprendras d’ici quelques jours. »Puis, me montrant les petits : « Tu vois, ça va faire du savon ». Drôles de propos qui, apparemment, ne veulent rien dire. Je pense qu’il est fou. Je lui demande quand même s’il connaît des Holstein dans ce camp. Ça le fait sourire : « Nous sommes peut-être plusieurs millions dans ce camp et je te conseille de ne plus demander de nouvelles de ta famille, de ne plus y penser. »Cette fois, la situation est terriblement angoissante et, comme en descendant du wagon je vois une petite fille, toute seule, qui pleure, je la prends par la main. L’homme vient vers moi et, sur un ton très autoritaire, me dit : « Tu n’as pas compris ? Ne prends pas d’enfant par la main ! » Alors, le cœur serré, je laisse la petite au milieu de la foule et je marche seule le long de la voie ferrée, comme on nous l’ordonne. Il fait nuit, mais des projecteurs nous éclairent violemment. Un peu plus loin, en travers de la route, il y a cinq ou six Allemands. L’un d’eux, plus grand que les autres, fait des gestes avec sa cravache sans rien dire, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, je me rends compte que tous les petits enfants partent d’un côté, avec les personnes âgées. De l’autre, il ne doit rester que des gens qui ont environ entre dix-huit et trente-cinq ans. Des familles sont ainsi brutalement séparées, sans aucune explication. Peu importe qu’on soit mari et femme, mère et enfant, frère et sœur. Ce sont des scènes déchirantes, des gens s’accrochent les uns aux autres, mais les Allemands ne se laissent pas attendrir et frappent violemment ceux qui sortent du rang. Terrible sensation de terreur. Ou bien ils envoient du même côté, toujours du côté des enfants, ceux qui ne veulent pas être séparés.C’est aussi par là que je vois partir mon amie Beila, avec son frère et sa sœur. Et c’est par là que disparaissent les enfants de Louveciennes et des autres centres de l’U.G.I.F., et surtout les neuf petits dont je me suis occupée pendant plusieurs mois, auxquels je me suis tellement attachée.Tout se passe très vite et je suis incapable de dire si cette scène dure deux heures ou une demi-heure. Tout est rapide, brutal. Les Allemands procèdent à cette sélection avec une grande froideur, comme s’il s’agissait de bestiaux au marché.»

Témoignage du Denise Holstein, déportée au camp d’Auschwitz,

« Je ne vous oublierai jamais, les enfants d’Auschwitz… », Edition n°1, Paris, 1995.

Les sélections au Revier

Il y avait aussi des sélections dans l’infirmerie du camp, le « Revier ». Voici le témoignage du docteur Robert Lévy :

« Tout à coup, le médecin S.S. se présente dans les Blocks. Tous les malades et blessés doivent défiler nus devant lui (ils étaient du reste rarement munis d’une chemise). D’un geste de son index, il les fait mettre presque tous d’un côté de la baraque. Le sergent-infirmier inscrit leur numéro matricule. Consternés, car nous savons qu’ils sont condamnés à mort, nous mentons à ces malheureux et nous leur disons qu’on va les transférer dans un autre camp. La plupart ne se font aucune illusion sur le sort qui les attend.
Les plus jeunes pleurent et ne veulent pas comprendre qu’à cause d’un ulcère de la jambe ou d’une gale infectée ils doivent mourir. Ils me demandent anxieusement si l’asphyxie par les gaz est douloureuse. Les plus âgés sont résignés, d’autres prient et écrivent des lettres d’adieu qui n’arriveront jamais à destination. Les médecins, les infirmiers continuent à donner les soins comme d’habitude. Pendant des heures, nous renouvelons les pansements de ceux qui vont mourir. Heureux ceux qui sont tellement exténués qu’ils ne réalisent plus et sont devenus absolument indifférents. Quelques-uns meurent encore pendant la journée dans leur lit. Tout à l’heure, on entassera leurs cadavres parmi les vivants, qui dans la soirée sont réunis dans un local. Après un dernier appel et une dernière vérification de leurs numéros matricules, on leur enlève chemises et ceintures et ils montent tout nus dans les camions.
Les quelques récalcitrants y entrent poussés par des coups de crosse et des coups de gourdin. Consignés dans nos baraques, nous regardons à travers les fissures les camions se diriger vers les fours. »

Témoignage du docteur Robert Lévy, médecin déporté qui se trouvait dans l’infirmerie du camp d’Auschwitz,

cité par E. Kogon, H. Langbein et A.Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’Etat, Editions de Minuit, Paris, 1984.