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Du théâtre à Auschwitz

Dans le cadre de la préparation du Concours National de la Résistance et de la Déportation, de nombreux élèves me demandent des documents sur l’art dans les camps.
Voici donc le récit de Charlotte Delbo, déportée pour faits de résistance à Auchwitz. Elle raconte comment elle a pu vivre une représentation du « Malade Imaginaire » de Molière, à Auschwitz…

Je voudrais, avant que vous ne lisiez cela, vous avertir qu’il s’agit là, évidemment, d’une situation exceptionnelle, pour quelques détenues moins surveillées que d’autres. Il faut rappeler que la plupart des gens qui arrivaient à Auschwitz étaient directement exterminées dans les chambres à gaz. Charlotte Delbo le souligne qui rappelle que, durant tout le temps où les déportées faisaient du théâtre, « les cheminées [n’ont pas] cessé de fumer leur fumée de chair humaine ».

AU DÉBUT, NOUS VOULIONS CHANTER

Un matin de janvier 1943 nous arrivions. Les wagons s’étaient ouverts au bord d’une plaine glacée. C’était un endroit d’avant la géographie. Où étions-nous ? Nous devions apprendre — plus tard, deux mois plus tard au moins ; nous, celles qui deux mois plus tard étaient encore en vie — que l’endroit se nommait Auschwitz. Nous n’aurions pu lui donner un nom.
Au début, nous voulions chanter. Vous ne pouvez croire comme elles étaient déchirantes ces voix qui se brisaient, voilées par les marais et la faiblesse, répétant des mots qui ne faisaient plus se lever aucune image. Les trépassés ne chantent pas.
… Mais à peine ont-ils ressuscité qu’ils font du théâtre.
Ainsi d’un petit groupe qui avait survécu à six mois du camp de la mort et avait été envoyé à quelque distance de là, dans ce commando privilégié. Il y avait des paillasses pour dormir, de l’eau pour se laver. Le travail était moins dur, quelquefois à l’abri, quelquefois assis. Nous qui tenions mal debout au sortir de la mort — traverser un petit pré en portant un panier vide exigeait un effort et une volonté extraordinaires —, après quelques temps, nous reprenions apparence humaine. Après quelque temps, nous pensions au théâtre. L’une de nous racontait des pièces aux autres qui se groupaient autour d’elle, bêchant ou sarclant. On demandait : « Qu’est-ce qu’on va voir aujourd’hui ? » Chaque récit était répété plusieurs fois. Chacune voulait l’entendre à son tour et l’auditoire ne pouvait dépasser cinq ou six. Pourtant, le répertoire s’épuisait. Bientôt, nous songions à «monter une pièce». Rien de moins. Sans texte, sans moyen de nous en procurer, sans rien. Et surtout si peu de temps libre.
Au retour, quand j’ai rencontré des hommes qui avaient été prisonniers de guerre, j’ai mesuré à les écouter ce qu’est l’incommunicable et comme il pèse. Ils ont à raconter. Nous aurions à dire. Ils racontent le vide de leur attente. Nous ne pouvons pas dire ce que fut l’angoisse de la nôtre. Pour ceux qui étaient à Auschwitz, l’attente était une course devant la mort. Aussi n’attendions-nous pas.
Nous nous accrochions à un espoir que nous avions forgé tout de pièces si fragiles qu’aucune n’eût résisté à l’examen, eussions-nous conservé le sens. C’est d’avoir perdu le sens et persisté dans la folie d’espérer qui a sauvé quelques-uns. Ils sont si peu nombreux que cela ne prouve pas.
Quand j’écoute les prisonniers de guerre, si je les plains d’avoir été victimes d’événements qui leur échappaient, avec le sentiment d’avoir été, moi, victime de mon choix, lorsqu’ils racontent comment ils ont comblé le néant de tant d’années, je les jalouse. Ils recevaient des livres, faisaient du théâtre, montaient des spectacles. Ils avaient des clous, de la colle. Ils ont pu vivre dans l’imaginaire. Quelques fois, quelques heures, mais qui comptaient.
Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser et d’imaginer. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. A Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait. Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. Tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions pas d’amour.
Et voilà que dans ce petit camp, nous revenions à la vie et tout nous revenait. Tous les désirs, toutes les exigences. Nous aurions voulu lire, entendre de la musique, aller au théâtre. Nous allions monter une pièce. N’avions-nous pas le dimanche libre et une heure le soir ?
Claudette, qui travaillait au laboratoire où elle avait table, crayon et papier, entreprend de récrire Le Malade imaginaire, de mémoire. Le premier acte achevé, les répétitions commencent.
J’écris cela comme si ç’avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c’est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d’une journée. Et les répétitions… Elles avaient lieu après le travail, après le souper — puisqu’on disait le souper pour deux cents grammes de pain dur et sept grammes de margarine — au moment où l’on éprouve davantage la fatigue, dans une baraque gelée et sombre. User de persuasion et de menace, faire appel à l’esprit de camaraderie, manier la flatterie et l’injure, était le lot quotidien des animatrices. L’émulation jouait aussi, et la fierté. Il s’agissait de montrer aux Polonaises avec qui nous étions, et qui chantaient si bien, de quoi nous étions capables.
Chaque soir, battant la semelle et battant des bras — c’était en décembre — nous répétions. Dans l’obscurité, une intonation juste prenait une étrange résonance.
Le jour fixé pour le spectacle — le dimanche après Noël — approchait. Mais il était impossible de rien installer d’avance à cause de la surveillante, une SS que ses amours occupaient beaucoup, ce qui nous laissait un peu de champ. Eva, la dessinatrice, fait une affiche qu’on fixe à la porte intérieure de la baraque, le samedi, après la dernière ronde des SS. Pourquoi une affiche, quand tout le monde était au courant ? C’est qu’enfin nous sommes dans l’illusion. Une affiche en couleurs où on lit : « Le Malade imaginaire, d’après Molière, par Claudette. Costumes de Cécile. Mise en scène de Charlotte. Agencement scénique et accessoires de Carmen ». Suit la distribution, avec Lulu dans le rôle d’Argan. Mais notre pièce était en quatre actes. Nous n’étions pas arrivées à retrouver la coupe de Molière. Pourtant, autant que je me souvienne, tout y était.
Dès le matin, perdant pour la première fois souci de la soupe, des corvées et du pain, nous nous affairons. Ce que Cécile réussit à faire avec des tricots mués en pourpoints et en casaques, les chemises de nuit, les pyjamas transformés en hauts-de-chausses pour les hommes (seuls éléments vestimentaires qui ne fussent pas d’uniforme. Comment nous les avions eus serait trop long à raconter) est presque inimaginable. Le rayé s’était révélé immétamorphosable. Heureusement, nous utilisions, pour sélectionner les graines de nos plantes (ai-je dit que nous étions dans cette station d’essai où l’on étudiait un pissenlit à latex que les Allemands avaient découvert en Russie et voulaient acclimater?) des espèces de cages en tulle. Voilà le tulle devenu jabots, manchettes, canons, nœuds, écharpes. Une robe de chambre en matelassé azur — pièce sans prix de notre vestiaire — fait une somptueuse robe à tournure pour Bélise. Une poudre jaune vert, dont je ne sais pas la composition, peut-être un insecticide, sert au maquillage des médecins, bilieux à merveille. On crie dans le dortoir : « Toutes celles qui ont leur tablier noir propre (le tablier noir faisait partie de la tenue), prêtez-le ! Tout de suite, s il vous plaît, l’habilleuse attend ! » Avec six tabliers, Cécile drape un médecin qu’elle coiffe d’un cône de carton noirci à l’encre autour duquel elle a fixé des copeaux de bois en mèches raides. Claudette, l’auteur, est contente du résultat, mais ne se console pas que les hommes n’aient ni perruque ni chapeau, que Bélise n’ait pas d’éventail. « Sous Louis XIV, voyons ! » Hélas, nos cheveux, rasés à l’arrivée, n’ont encore que quelques centimètres. Par contre, il y a des cannes. Ce sont des bâtons enrubannés de tulle.
Les tables du réfectoire, débarrassées de leurs pieds (sinon la scène eût été trop haute dans la baraque très basse de plafond), juxtaposées, figurent une estrade. Les couvertures, habilement manœuvrées par Carmen, qui a un marteau, des clous et de la ficelle, qu’elle avait longtemps convoités avant de réussir à les voler au SS jardinier, les couvertures forment un rideau qui n’est pas le moindre de nos succès. D’autres couvertures, douées aux fenêtres, obscurcissent la salle. Seule est éclairée la scène où Carmen, électricien autant que machiniste, a installé une baladeuse en projecteur. « Où a-t-elle volé tout cela ? — Je vous expliquerai… » Pour le moment, elle cloue, elle attache. On a aussi des coulisses : couvertures et ficelles. Et une souffleuse, avec le texte, s’il vous plaît.
On frappe les trois coups. Le rideau se lève (non, il s’écarte). Les Polonaises forment le public. La plupart comprennent le français.
Le rideau se lève. Argan, dans un fauteuil fait de caisses que cachent des couvertures, lui-même enveloppé de couvertures, agite sa sonnette : une boîte de conserve où est logé un morceau de verre, je crois. « Non, avait dit Carmen, je ne veux pas d’un caillou. Un caillou, ça sonne trop mal. »
Le rideau se lève. C’est magnifique. C’est magnifique parce que Lulu est une comédienne-née. Ce n’est pas seulement par son accent marseillais qui fait penser à Raimu, mais par son visage bouleversant de naïveté vraie. Cette nature d’humanité, cette générosité.
C’est magnifique parce que quelques répliques de Molière, resurgies intactes de notre mémoire, revivent inaltérées, chargées de leur pouvoir magique et inexplicable.
C’est magnifique parce que chacune, avec humilité, joue la pièce sans songer à se mettre en valeur dans son rôle. Miracle des comédiens sans vanité. Miracle du public qui retrouve soudain l’enfance et la pureté, qui ressuscite à l’imaginaire.
C’était magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru.
Nous y avons cru plus qu’à notre seule croyance d’alors, la liberté, pour laquelle il nous faudrait lutter cinq cents jours encore.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après, II, Une connaissance inutile, Les Editions de Minuit, 1970

Charlotte Delbo, Auschwitz et après, II, Une connaissance inutile, Les Editions de Minuit, 1970

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