Sommaire
Aron Natanson, mon grand-père, est né en Roumanie le 1er février 1886 , à Ploiesti, petite ville industrielle située au Nord de Bucarest.
Son père, Osias Natanson, tenait une librairie à Bucarest, la Libraria Bibliofila, au numéro 8 de la Calea Rahovei.
Aron avait fait des études universitaires à Berlin et passa un doctorat de philosophie en rédigeant une thèse sur Spinoza. Il écrivit par la suite un « dictionnaire philosophique » mais ces deux livres, manuscrits non édités, ont disparu dans le pillage de l’appartement parisien, au moment de l’arrestation d’Aron.
Aron Natanson et sa femme, Fanny Neidmann (ma grand-mère), à Paris, à la fin des années vingt.
L’installation en France, la librairie
Il quitta la Roumanie en 1925, accompagné de son frère Albert, et vint s’installer en France. Le climat d’antisémitisme régnant en Roumanie était pour beaucoup dans cette décision. Les Natanson étaient déjà liés à la France puisque son frère Albert Natanson était le correspondant de Hachette en Roumanie.
Des documents de la Préfecture de Police datant du printemps 1940 et longtemps inconnus ont resurgi dans les Fonds des Archives de Moscou, après la chute du mur. Ces documents de la Préfecture de Police française avaient été confisqués par les Allemands et ensuite, récupérés par les Services secrets soviétiques.
Une fiche au nom d’Aron Natanson indique ses dates d’arrivée en France.
Il devint libraire à Paris, au 19 de la rue Gay-Lussac, dans le quartier latin. Il vendait des livres rares et des éditions universitaires, parfois à la commande. Il était le spécialiste des livres de philosophie et en particulier des religions comparées comme en témoigne J. Filliozat, membre de l’Institut, professeur au Collège de France :
Je soussigné certifie avoir bien connu M. Aron NATANSON pendant plusieurs années avant la guerre. M. Aron NATANSON avait alors une librairie d’érudition rue Gay-Lussac à Paris. Etant alors jeune orientaliste je fréquentais cette librairie surtout en raison de la personnalité de M. NATANSON qui était lui-même un érudit ayant soutenu un doctorat en philosophie à Berlin sur Spinoza et dont la conversation était très instructive. Fréquemment des professeurs et des chercheurs venaient également à sa librairie non seulement pour les livres eux-mêmes mais pour les discussions qui s’y faisaient à propos d’eux. Son information en matière d’histoire des religions était très étendue et m’a été personnellement très utile bien que je sois indianiste alors qu’il était hébraïsant et philosophe. J’ai notamment le souvenir d’avoir assisté avec intérêt à des entretiens qu’il avait avec M. Paul VULLIAUD, un hébraïsant qui avait traduit et publié, en utilisant souvent ses conseils le début du Zohar. Ces entretiens tiraient leur valeur pour moi non de l’interprétation textuelle de l’hébreu à laquelle je ne pouvais participer, mais des discussions de philosophie comparée et d’histoire comparée des religions que suscitait cette interprétation.
Le témoignage de M. Paul Hartmann confirme la nature de la librairie :
En 1934-35, j’habitais à Paris, dans la maison des Pères Maristes et je suivais des cours à l’Institut Catholique situé dans la même rue. Mon père, notaire au Havre, où je suis né le 19 décembre 1913, me donnait chaque mois 1.000 Francs d’argent de poche. Cet argent me servait surtout à acheter des livres. Un des principaux libraires auxquels j’achetais mes livres était Aron Natanson.
Paul Hartmann,
Sa boutique, située rue Gay-Lussac, était vaste et bien achalandée. Deux larges baies vitrées encadraient la porte d’entrée vitrée elle aussi. L’intérieur était une très grande pièce, accompagnée d’une petite pièce pour les rangements et les commodités. La clientèle était surtout composée de professeurs, d’étudiants et d’amateurs de livres. Les clients, en général, remettaient une liste de livres neufs ou d’occasion qu’ils désiraient se procurer. Le libraire faisait chercher les livres commandés par des coursiers spécialisés qui les apportaient la journée même. Il accordait des remises importantes, de 10 à 30% d’où son succès qui était grand et mérité. C’était un des meilleurs libraires du Quartier Latin.
Monsieur Natanson était de taille moyenne, très aimable et toujours de bonne humeur. J’aimais parler avec lui.
Souvenirs sur Aron et Mireille Natanson
tapuscrit inédit, 1982
En 1931, Aron Natanson (signant Arno Natanson) se fait même éditeur : il publie une étude sur les Juifs d’Afrique du Nord, écrite par le grand rabbin de Constantine, Maurice Eisenbeth : Le Judaïsme Nord-Africain, études démographiques sur les Israélites du Département de Constantine.
Très érudit en matière de religion et connaissant l’hébreu, Aron Natanson ne pratiquait cependant pas la religion juive. Il n’était pas athée mais quelque chose comme syncrétiste. Il ne fit ainsi aucun obstacle à l’entrée de son fils Jacques chez les scouts catholiques, vers1935.
Cette librairie est un lieu important pour les intellectuels du Quartier Latin. Des intellectuels très variés la fréquentent. Aron Natanson est connu pour son érudition et par les contacts qu’il a dans les milieux intellectuels. On a ainsi gardé la trace de son inscription comme auditeur à un cycle de conférences d’Alexandre Kojève, philosophe hégélien, à l’École pratique des hautes études, en 1937-1938.
Les carnets d’Armand Petitjean, de la NRF, montrent l’importance des fréquentations du libraire :des étudiants brillants comme le futur sociologue Roger Caillois, le futur écrivain Roger Ikor, mais aussi des intellectuels reconnus comme Vladimir Jankélévitch, Benjamin Fondane, Jean Chuzeville, Émile Dermenghem…
Ces informations viennent des carnets d’Armand Petitjean, analysés dans le document ci-après :
Autour de la librairie d’Aron Natanson,
Étude de la vie intellectuelle autour de la librairie d’Aron Natanson à travers les Carnets et la correspondance d’Armand Petitjean (1932-1938)
La prison, puis l’arrêté d’expulsion
A la fin des années 1930, Aron a des difficultés financières. Il a pris un associé avec lequel il se brouille. Il décide de récupérer une partie des livres qu’il avait apporté dans l’association. Mais son associé lui fait un procès et Aron est condamné à six mois de prison, en 1939. Il effectue cette peine du 18/06/39 au 02/11/39
On retrouve ces informations dans une fiche de police sur les détenus qu’il faudrait expulser.
On est alors en guerre avec l’Allemagne, mais c’est toujours la République française. Le préfet de police prend le temps d’écrire au Ministre de l’Intérieur pour demander l’expulsion d’Aron Natanson, dont le titre de séjour se termine en mai 1940.
Je ne peux m’empêcher de retrouver, dans toute cette rhétorique policière de l’expulsion, ce que je vois quotidiennement dans des dossiers de sans papiers d’aujourd’hui. En 1940, l’antisémitisme imprègne ces fonctionnaires de la République qui, pour la plupart, se mettront au service de Vichy. Aron est présenté comme « connu défavorablement des services de police ». Aujourd’hui, islamophobie et négrophobie conditionnent beaucoup des réflexes administratifs de notre administration xénophobe.
Naturellement, cet arrêté d’expulsion ne peut être exécuté en pleine guerre. Une semaine plus tard, l’armée allemande attaque dans les Ardennes…
Le préfet demande dans cette lettre au Ministre de l’Intérieur de prendre une décision d’expulsion d’Aron. Il parle de son arrivée en France, de sa femme Fanny Neidmann, malade qui a dû quitter la France (rentrée en Roumanie dans sa famille, elle y meurt en 1939, officiellement de tuberculose). Le courrier du préfet évoque aussi les deux enfants, en se trompant sur l’âge de Jacques (James).
Le Ministère de l’Intérieur répond positivement le 19 avril 1940. C’est ce qu’on lit écrit en bleu sur le côté : « 6 mois de prison. Renseignements défavorables. Avis d’expulser. 19.4.40 » et c’est signé de deux initiales. Comme pour conforter sa position, le Ministre ou son représentant, indique qu’en plus Jacques, mon père, est lui-même étranger puisque roumain et que seule sa fille est française, mais par déclaration. Miryam a en effet été déclarée française par le Juge de Paix du 5ème arrondissement, le 15 février 1940.
L’expulsion est finalement décidée le 3 mai 1940, comme en témoigne l’arrêté d’expulsion ci-dessous :
L’occupation
En juin 1940, Aron Natanson invite son fils, Jacques (mon père) à quitter Paris et à se réfugier à Brive, puis à Toulouse. Miryam, elle, rentrera à Paris. Elle se cachera dans des internats catholiques de province, pendant l’année scolaire.
Les frères d’Aron, Albert et Julien Natanson, étaient réfugiés à Grenoble, en zone d’occupation italienne. Albert pressait Aron de venir le rejoindre.
Aron disait qu’il le ferait, mais ne se décidait pas à quitter ses livres. Ils encombraient l’appartement de la rue des Feuillantines, à deux pas de l’ancienne librairie. Aron n’avait plus le droit de tenir une librairie, mais continuait de servir, à son domicile, quelques clients fidèles, dans une petite pièce située au rez-de-chaussée.
Alors qu’il ne semble pas s’être fait recenser en 1940, Aron Natanson est contraint de le faire en 1941.
Voici sa fiche dans le Fichier des Juifs :
En janvier ou février 1942, Aron est arrêté une première fois, déféré au Parquet, puis relâché. La police française, qui effectue cette arrestation, lui reproche une « infraction à la loi du 2 juin 1941 », c’est-à-dire à la nouvelle version du Statut des Juifs. Il s’agit sans doute de l’article 4 qui règlemente sévèrement les activités commerciales de Juifs : « Art. 4. – Les juifs ne peuvent exercer une profession libérale, une profession commerciale, industrielle ou artisanale […], que dans les limites et les conditions qui seront fixées par décrets en conseil d’État. ». Aron continue sans doute d’exercer illégalement la profession de libraire.
Voici le document qui évoque cette arrestation. Il provient des Archives de la Préfecture de Police de Paris :
Aron est donc inculpé de violation du Statut des Juifs. Cette alerte ne le conduit cependant pas à tenter de quitter Paris. L’arrestation et la déportation ne tarderont pas.
L’arrestation
Aron Natanson fut arrêté par la police française, le 23 septembre 1942, en même temps que 1594 Juifs roumains de la région parisienne. Les Juifs roumains avaient échappé à la rafle du Vél’d’hiv’ (16-17 juillet 1942) parce qu’ils étaient ressortissants d’un pays allié de l’Allemagne nazie. Mais le 24 septembre 1942, la Roumanie déclara se désintéresser du sort des Juifs roumains exilés et leur retira la nationalité roumaine. Devenus apatrides, ils purent être déportés aisément. C’est la 3ème section des Renseignements Généraux qui effectua cette arrestation (Source : Archives de la Préfecture de Police).
Aron Natanson fut arrêté en même temps que sa fille, Miryam, 13 ans.
J’ai retrouvé le témoignage d’un survivant de cette déportation des Juifs roumains, M. Herman Idelovici, qui fut arrêté le lendemain. Son témoignage peut nous aider à comprendre comment a procédé la police française au cours de cette rafle :
« Le 24 septembre [1942], on frappe à la porte de notre appartement où nous habitons mon père, ma mère, mes sœurs et moi et dans l’encadrement de la porte, se présentent deux agents de police, de la police française, hélas. Mon père ouvre la porte et les deux agents présentent des fiches individuelles. Ils présentent quatre fiches individuelles aux noms de mon père, de ma mère, de ma sœur ainée et de moi-même. En ce qui concernait ma plus jeune sœur, née en France, les policiers n’avaient pas sa fiche. Mon père a fait remarquer que la fiche de ma jeune sœur n’existait pas et disant, voulant dire par là : et bien, elle est française, elle n’est pas concernée. Les agents de police, après un temps de réflexion très court ont répondu : “Si, si, elle est là, nous l’emmenons avec vous, vous verrez plus loin”. Ils ont même dit : “Vous vous débrouillerez plus loin”, comme s’il y avait quelque chose encore qui puisse être débrouillé… »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
Le témoignage de M. Paul Hartmann confirme que c’est la police française qui procéda à cette arrestation.
Des témoins ont raconté que l’appartement (9 rue des Feuillantines), après l’arrestation, était sens dessus dessous. Les agents avaient même tiré des coups de feu dans les miroirs. comme s’ils n’avaient pu supporter l’image d’eux-mêmes effectuant cette arrestation d’un paisible libraire et d’une fillette.
Si la police française suit les mêmes instructions que pour notre témoin, Aron et sa fille furent probablement emmenés au commissariat de police de leur quartier :
« Lorsque nous sommes sortis de notre immeuble, je me souviens que nous avons remonté à pied, encadrés par ces deux agents de police, nous avons remonté le boulevard de la Gare, en direction de la place d’Italie, nous sommes passés devant des commerçants et je me souviens bien, nous sommes passés devant la boulangerie, la boulangère était sur le pas de sa porte, elle nous a regardés et nos regards se sont croisés, je ne sais pas, je ne sais pas ce que cette femme a pu penser, ce que d’autres ont pu penser. Nous avons dépassé la rue Nationale, nous sommes arrivés au commissariat de police du passage Ricaut… »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
Du commissariat, les familles raflées sont conduites à Drancy par des autocars de la RATP :
« Donc, après beaucoup de difficultés, on nous emmène avec les fameux autobus de sinistre mémoire, qu’on appelait les TN 4 avec des plates-formes extérieures, on nous conduit au camp de Drancy qui devenait le grand camp de regroupement en vue des déportations, en direction de l’Est. Dans ce camp de Drancy, nous sommes arrivés vers 12 h30 / 13 h, on a commencé par nous dépouiller de tout ce que nous avions sur nous, en fait d’alliances, de bagues, de montres, de menue monnaie dans les poches. C’étaient d’ailleurs […] des Français, qui nous ont vidés complètement, nous ont dépouillés et puis on nous a fait monter dans un des blocs.»
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
Aron fut donc fouillé à l’entrée du camp et dépouillé de son argent et de tout objet de valeur.
La déportation
Aron et sa fille restèrent deux jours au camp de Drancy d’où ils furent déportés par le convoi n°37, le 25 septembre 1942.
Ce convoi était en grande partie composé de Juifs roumains (779 sur 1004 partants).
Notre témoin, l’un des rares survivants de ce convoi, a raconté le rassemblement et le départ de ce train. Il le raconte avec ses yeux de jeune de 15 ans :
« Le lendemain [25 septembre 1942], à cinq heures du matin, il y a eu un appel de fait dans la cour centrale et le convoi s’est préparé pour être conduit à la gare du Bourget-Drancy, qui servait de gare d’embarquement en direction de l’Est. Dans ces wagons de marchandises devenus célèbres depuis et dont on a montré pas mal de photos, wagons de marchandises qui étaient prévus pour, je crois, quatorze chevaux si je ne dis pas de bêtises, on a entassé soixante hommes, soixante personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, bébés, nourrissons, y’ avait des nourrissons dans mon wagon. On nous a fait monter, les portes ont été cadenassées, l’aération ne se faisait qu’à travers de petits vasistas en hauteur, c’était l’aération pour les chevaux, bien entendu. Il y avait un bac vide, un genre de tonneau vide pour les besoins intimes et on nous a donné à chacun un pain, un morceau de saucisson et un morceau de margarine. Je dois vous dire que l’atmosphère qui régnait dans ce wagon, qui a commencé de régner depuis le 25 au matin – le train a quitté la gare du Bourget Drancy à 8 h 55, je me souviens encore de l’heure, l’atmosphère qui a régné jusqu’au 28 à midi, c’est quelque chose qu’il est très difficile de décrire, des cris, cris des femmes, cris des malades et des nourrissons, la soif, fin septembre il faisait encore relativement chaud, la soif, l’ignorance, l’inquiétude, évidemment personne n’imaginait où nous allions, personne n’imaginait non plus ce que nous allions faire, personne n’imaginait non plus ce qu’on allait faire de nous. De temps en temps, je me souviens, la nuit surtout, je ne sais pas pourquoi, la moitié des gens ne dormait pas, je me suis haussé sur la pointe des pieds et j’ai réussi à lire par les vasistas, de nuit, certains noms de gares que nous traversions à ce moment là. J’ai vu d’ailleurs, Strassburg qui était devenu le nom de Strasbourg la nouvelle appellation, j’ai vu Fulda, j’ai vu Erfurt, j’ai vu Weimar… »
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
Le convoi mit deux jours pour gagner Auschwitz.
Le 27 septembre 1942, une sélection de 175 hommes pour le travail fut faite à Kosel, peu avant d’arriver à Auschwitz. Puis, à l’arrivée à Birkenau, 40 hommes encore qui reçurent les matricules 66030 à 66069. J’ai longtemps cru qu’en raison de son âge (56 ans), Aron Natanson n’avait pas été sélectionné pour le travail et avait fait partie, avec sa fille Miryam, des 873 personnes conduites dès l’arrivée à la chambre à gaz.
Mais en novembre 1999, une communication avec un historien allemand, Erwin Denzler, qui avait fait une recherche sur un autre déporté du même convoi et qui a lu la version anglaise de ces pages, m’a conduit vers de nouveaux documents, conservés aux Archives du Musée d’Auschwitz.En fait, Aron Natanson a été sélectionné pour le travail puis amené au camp d’Auschwitz I où il est mort quinze jours après.
J’ai pu compléter au tout début de 2001 cet itinéraire, grâce au témoignage déjà cité plus haut :
«. Et puis, le 28 en fin de matinée, nous sommes arrivés en Haute Silésie, dans cette gare qu’on appelle Kosel. Et lorsque les wagons se sont arrêtés dans un bruit de ferraille (les wagons s’entrechoquant au moment du freinage, dans un bruit de ferraille), les SS. ont commencé à hurler sur le quai, curieusement, les premières phrases que j’ai entendues en allemand, c’étaient, c’étaient des hurlements, des gueulements, des gueulements . Les wagons ont commencé d’être ouverts à grand fracas et ils ont passé l’inspection, wagon par wagon pour voir s’il y avait des morts, s’il restait encore des vivants. Beaucoup de gens étaient morts, d’autres étaient devenus fous.
Passée cette première visite, les hurlements des SS., gueulent devant chaque wagon, en allemand évidemment, que tous les hommes de 18 à 55 ans descendent immédiatement sur le quai. Mon père, comme tous les hommes de sa tranche d’âge descend sur le quai. Mon père a, à l’époque, 43 ans, il descend sur le quai et se met, se regroupe avec les quelques dizaines d’autres, une petite centaine qui s’y trouvait déjà. Quelques minutes se passent, je reste donc dans le wagon, puisque j’avais 15 ans, je reste donc avec ma mère et mes soeurs. Quelques minutes se passent et on entend à nouveau les portes qui claquent, de wagon en wagon. Les SS. referment les portes et les recadenassent. Au moment où ils arrivent devant mon wagon, les yeux du SS. se portent sur moi et il commence à m’apostropher en allemand, en tout cas, je ne savais pas que c’était sur moi mais d’après mon père qui m’avait fait signe de loin, ses yeux se portent sur moi, il commence à m’insulter en allemand de tous les noms que je ne comprenais d’ailleurs pas, voulant dire par là que j’étais en train de resquiller, que j’étais pas descendu, que je n’avais pas obéi à son ordre. […] Donc, je descends, je, je ne me souviens pas si j’ai, si j’ai pu dire au revoir à ma mère, à mes soeurs, je crois que dans ces moments- là on ne dit rien, je suis donc descendu avec le menu bagage qui me restait encore dans les mains et je rejoins mon père sur le quai. A ce moment- là, les quelques uns que nous étions sur le quai, peut-être une petite centaine, nous regardons le train qui s’ébranle dans un nouveau vacarme de ferraille et puis, je, je me souviens que j’ai regardé à ce soupirail où ma mère se trouvait dans ce wagon. Elle n’a pas pu se hausser à hauteur, elle était pas assez grande pour cela mais, j’ai vu d’autres visages et, et vraiment, je crois que c’était surtout le, un sentiment de crainte, d’inquiétude, d’ignorance. Je commençais d’être plongé dans un monde qui n’était pas le mien mais, qui n’avait rien de logique à mes yeux, qui n’avait rien de ressemblant avec ce qui avait été ma vie pendant les quinze années auparavant..»
Herman Idelovici, Script intégral de son témoignage, Automne 42, CRDP de Nice
Les 175 hommes sélectionnés à Kosel furent ensuite conduits au petit camp de triage d’Ottmuth, puis une partie d’entre eux furent utilisés dans le camp-usine de Blechhammer. Tous ces camps dépendaient d’Auschwitz.
En fait, il est assez probable qu’Aron ne descendit pas du train à Kosel : il avait 56 ans et dépassait donc l’âge des hommes réclamés par les SS. Il connaissait parfaitement l’allemand et n’a donc probablement pas répondu à cet ordre de descendre du train. Cela lui permettait aussi de rester avec sa fille.
S’il est bien arrivé dans ces conditions à Auschwitz, il fut sélectionné à l’arrivée au camp de Birkenau :
Je reconstitue l’itinéraire suivi d’après le témoignage de plusieurs déportés : Maurice Cling, Marc Klein…
En sortant des wagons, les hommes et les femmes sont séparés et forment deux files parallèles : hommes sur la gauche et femmes sur la droite (B). Peut-être Aron peut-il échanger un dernier regard avec sa fille. Ce n’est pas sûr. Les S.S. bousculent les déportés (« Los ! Los !« ) qui sortent de deux jours de trajet en train sans que les portes aient été ouvertes une seule fois.
Ils passent devant les officiers nazis : les valides vont à gauche, les autres, et les enfants, à droite…
Les hommes valides sélectionnés furent peu nombreux à cause de l’arrêt à Kosel. Il n’y eut qu’une quarantaine de sélectionnés.
La petite colonne ainsi constituée se met en marche le long du quai et se dirige vers l’entrée du camp (A) et passent sous le porche (A), sortent du camp et se dirigent vers le camp d’Auschwitz I, le Stammlager, qui se trouve à 3 km au Sud-Est.
Ils longent la double rangée de barbelés électrifiés qui entourent le camp, puis pénètrent dans le camp.
Les déportés sont alignés par un officier qui, aidé d’un traducteur pris parmi les détenus, les apostrophe : « Vous n’êtes pas ici dans un sanatorium, que ceux qui sont malades sortent des rangs ».
C’est alors seulement que ceux qui restent sont tatoués. Ensuite, fouille et déshabillage près d’un camion où doivent être déposés les vêtements, « bien pliés » précise l’ordre. Les déportés ne gardent que leur ceinture et leurs chaussures. Suit le passage à la tondeuse des cheveux et des poils. Puis la douche et la distribution des tenues rayées, avec un bonnet du même tissu. Les chaussures les plus belles ont été remplacées dans l’intervalle par des claquettes à semelles de bois.
«Nous avions été délestés à Birkenau de tous nos bagages, puis dès notre arrivée au Stammlager, nous fûmes privés de tous les objets que nous portions sur nous, y compris nos papiers d’identité, montres, porte-feuilles, stylos, lunettes, bagues, tous les menus objets qu’un homme peut porter sur lui furent jetés, selon les espèces, sur des tas séparés. Puis nous fûmes privés de nos vêtements, rasés sur tout le corps, passés à la douche et nous fûmes affublés du fameux habit rayé bleu et blanc..»
Marc Klein,Témoignages strasbourgeois. De l’Université aux camps de concentration, Les Belles Lettres, 1947
«Au choc créé par l’atmosphère du camp et par la brutalité des S.S. et des kapos s’ajoute la dépersonnalisation qui accompagne habituellement toute situation d’emprisonnement et qui, à Auschwitz était poussé jusqu’à ses dernières limites : mise à nu, douche glaciale, rasage complet du corps, octroi des vêtements des morts, tatouage du numéro de l’interné(e), etc.»
Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire, Métailié, 1990
Dès la première nuit, les déportés sont réveillés en sursaut par des vociférations en allemand par le kapo et ses « stubedienst » (littéralement : service de chambrée, en pratique, adjoints du kapo) qui utilisent des matraques en caoutchouc : « Los ! Los ! Schnell ! » Les hommes abasourdis s’extraient de leur couchette exiguë, se bousculent dans les couloirs étroits de la baraque et, affolés par les cris et les coups, sont entraînés vers l’escalier qui descend à une salle d’eau située au rez-de-chaussée. Aucun ne peut échapper aux coups sur le dos que distribuent le kapo et ses auxiliaires.
Dans la matinée, les déportés descendent dans la cour qui sépare les baraques. Sur chaque baraque est écrit, au dessus de l’entrée : « Quarantäne. Eintritt verboten. » Au milieu de la cour est creusé un grand trou carré entouré d’un siège en bois : les « Abort » (WC). Ensuite, il y a de longues heures d’attente. Avec la faim qui commence à se manifester. La cour sert aussi au dressage des détenus : comment saluer les S.S., au cri de « Achtung ! », en enlevant son bonnet. Si un officier vous parle vous devez répondre en allemand, avec le grade de l’officier. C’est un problème pour bien des Français. Pas pour Aron qui maitrise l’allemand. Mais quelle différence avec l’allemand de ses études philosophiques à Berlin… Il est interdit de regarder un S.S. dans les yeux : le regard doit être baissé vers le sol à un mètre à droite : « Augen rechts ! » (« Les yeux à droite ! »). Il faut savoir décliner son matricule en allemand et en polonais.
Dès cette première journée, commencent les vols entre détenus. Les plus anciens volent ceux qui viennent d’arriver. Certains se font voler leurs chaussures, d’autres leur « Mutzen » (bonnet). On se doute bien qu’Aron ne devait pas être fort à ce jeu-là, pourtant vital.
«Ici, le « haftling » [détenu] est un objet qu’on manipule. Il doit obéir aux ordres comme une machine. Il ne doit exprimer que l’humilité, la conscience de son indignité, de son néant devant l’autorité. Il n’a aucun droit, il ne pense pas, il est inexistant. Le dressage de la quarantaine vise à lui inculquer cette conviction, à briser sa personnalité puisqu’il est devenu interchangeable, à le conditionner aux nouveaux réflexes des marques de respect, à l’acceptation aveugle des ordres les plus arbitraires.
Maurice Cling, Vous qui entrez ici… Un enfant à Auschwitz, Graphein-FNDIRP, 1999
Dès lors, il est prêt à entrer dans le camp lui-même, c’est-à-dire à être mis au travail.»
La mort à Auschwitz
Cette dépersonnalisation, Aron l’a sans doute refusée de toute son âme. L’auteur du texte ci-dessus était un jeune de 15 ans qui s’est « adapté » et a survécu. Aron ne le pouvait pas. Il a donc subi cette arrivée au camp : dénudé, rasé, douché, tatoué, revêtu de la tenue rayée ; il a eu le temps de connaître la brutalité des blocks : kapos, coups, dressage…, le temps de comprendre aussi ce qu’était devenue sa fille, et le temps d’en mourir.
Depuis l’été 1942, le typhus s’est répandu dans le camp. Aron affaibli tombe malade et est probablement envoyé au Revier (l’infirmerie du camp). Le Docteur SS Johann-Paul Kremer constate son décès le 11 octobre, à 10 h 05 du matin. A la fin de décembre 1999, j’ai reçu des Archives d’Auschwitz une copie de l’acte officiel de décès :
Il faut ici dire un mot du médecin SS Johann-Paul Kremer. Il est arrivé au camp d’Auschwitz le 30 août 1942 et y resta presque 3 mois. Au moment de son arrivée le typhus faisait des victimes en grand nombre à Auschwitz. On peut penser que c’est là la véritable cause du décès d’Aron.
Le médecin SS tenait son journal intime depuis 1940. Il y fait des remarques sur ses activités, décrit très souvent ses repas. Ainsi, le 11 octobre, après avoir constaté le décès d’Aron, il a bien mangé et écrit :
«11 Octobre 1942 : Aujourd’hui, Samedi, il y avait au déjeuner du lièvre rôti (une vraiment grosse cuisse) avec des boulettes et du chou rouge pour 1.25 Reichsmark ».
Mais surtout, Johann-Paul Kremer est l’un des S.S. qui a témoigné dans son journal des sélections et de l’extermination dans les chambres à gaz. C’est un témoin direct, authentique. Voici le passage principal (en allemand et avec la traduction française) où Kremer évoque les « actions spéciales » selon le langage codé des camps :
« 2. Schutzimpfung gegen Typhus; danach abends starke allegemeinreaktion (Fieber). Trotzdem in der Nacht noch bei einer Sonderaktion aus Holland (I 600 Personen) zugegen. Schauerliche Szene vor dem letzten Bunker Hössler ! Das war die 10. Sonderaktion »
« 2e vaccination préventive contre le typhus ; après cela dans la soirée forte réaction générale (fièvre). J’ai malgré cela dans la nuit assisté encore une fois à une action spéciale sur des gens en provenance de Hollande (1 600 personnes). Scènes terrifiantes devant le dernier bunker (Hössler) ! C’était la dixième action spéciale. »
La cause du décès d’Aron est donnée dans cet acte.
Je crois qu’il faut voir là l’une des affections causées par le typhus.
Cause de la mort : Septicémie par phlegmon
Voici le texte complet de cet acte de décès :
Nr 35733/1942
Auschwitz, den 21. Oktober 1942
Der Kaufmann Aron Natanson
mosaisch
wohnhaft Paris V, Rue des Feuillantines 9
ist am 11. Oktober 1942 um 10 Uhr 05 Minuten
in Auschwitz, Kazernstrasse verstorben.
Der Verstorbene war geboren am 1. Februar 1886
in Ploiesti, Rumanien
(Standesamt————–Nr——————)
Vater: Osias Natanson, wonhhaft in Ploiesti
Mutter: Anna Natanson geborene Rapaport, zuletzt wohnhaft in Ploiesti
Der Verstorbene war nicht Verheiratet mit Fanny Natanson geborene Neidmann
Eingetragen auf mündliche schriftliche Anzeige des Arztes Doktor der Medizin Kremer in Auschwitz vom 11. Oktober 1942
D Anzeigende
Die Übereinstimmung mit dem Erstbuch wird beblaubigt. Auschwitz, den 21. 10. 1942 Der Standesbeamte In Vertretung [illisible] | Der Standesbeamte In Vertratung Quakernack |
Todesursache: Sepsis bei Phlegmone
N°35733/1942
Auschwitz, le 21 octobre 1942
Le commerçant Aron Natanson
israélite
Demeurant : Paris V, rue des Feuillantines 9
Est décédé le 11 octobre 1942 à 10 h 05 minutes
A Auschwitz, Kazernstrasse (rue de la caserne).
Le défunt était né le 1er février 1886
à Ploiesti (Roumanie)
Etat-civil N°
Père : Osias Natanson, demeurant à Ploiesti
Mère : Anna Natanson née Rapaport, dernier domicile Ploiesti.
Le défunt était non marié à Fanny Natanson, née Neidmann.
Inscrit d’après la déclaration orale écrite du médecin Kremer, Docteur en médecine, à Auschwitz, le 11 octobre 1942.
La conformité avec le premier registre est certifiée. Auschwitz, le 21.10.1942 L’employé d’état civil Son suppléant (illisible) | L’employé d’état civil Son suppléant Quakernack |
Cause de la mort : Septicémie par phlegmon