Scheigetz
Trois histoires après la Shoah
Une nouvelle de Didier Natanson
- Extrait
Je suis né à l’ombre d’un immense désastre. Dans ce siècle sans Loi, cette expérience n’est pas tellement exceptionnelle.
Je n’ai pas cessé de m’interroger, aussi loin que je me souvienne d’une pensée consciente, sur le sens qu’il était vraisemblable, raisonnable, ou tolérable de donner aux circonstances qui me permirent de vivre.
Ainsi, à la trop vaste question des philosophes: « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », je substituai bientôt celle-ci, plus égocentrée: « Pourquoi suis-je né, moi, alors que des millions d’autres ne sont pas nés, par la raison que, de ceux qui auraient pu être leurs parents, il ne reste que cendres dans la terre de Pologne ? ».
Aujourd’hui, je soupçonne que je cherche non une réponse, mais, sans relâche, la meilleure formulation possible de cette question.
C’est à ce mouvement de mon âme endeuillée qu’appartiennent les trois textes qui composent ce recueil.
Cherbourg, Adar 5753 (mars 1993)
1ere partie : Le Document Aaronson
La souffrance t’est-elle chère ? Ni la souffrance, ni son salaire !
Talmud de Babylone, Berakhot 5b
Si ton ennemi se prépare à t’assassiner, lève toi et va le tuer au plus tôt.
Talmud de Babylone, Kiddouchin 16a
… je me rappelle de ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus, le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes : ce sentiment dont l’attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, vers l’effort illusoire, vers la mort.
Joseph Conrad, Jeunesse
Unwin pensa qu’ils seraient obligés de dormir dans le labyrinthe […] et que, dans leur souvenir, ce long inconfort deviendrait une aventure
J.L Borges, Aben El Bokhari mort dans un Labyrinthe
- Extrait
Top secret
Liste d’Habilitation
- J. Farrow
- Lt Col Howard, dso
- D. Mac Lean
- P. Guillam
- G. Greenaway, vc
- S. Friedmann
- V. Bradbury
Diffusion restreinte aux seuls nommément habilités.
Photocopies strictement interdites.
Opération RESTITUTE
Rapport de mission des agents O’Connell et Smiles (service action).
- Atterri Tel Aviv-Lod le 11 mars 1972, 10h35 (vol BA 456).
- Passeports aux noms de Goldsmith et Engleton, commerçants britanniques.
- Loué voiture Subaru chez Hertz aéroport.
- Arrivée à Beit shamran vers 13h30.
- Trouvé la maison du sujet.
- Menacé sa femme et le sujet.
- Fouillé la maison. Trouvé le document.
- Rembarqués à Tel Aviv-Lod le 11 mars 1972, 21h05 (vol Elal 893).
- Le sujet est décédé accidentellement après l’opération.
Commentaire manuscrit de P.G., Service Action :
« Après ou au cours de l’opération ? Ce connard de Smiles a la gâchette trop rapide. Proposé 6 fois par écrit sa mise à la retraite anticipée. Pourquoi l’avoir utilisé, même pour une opération aussi minable ? »
Commentaire manuscrit de S.F., Station de Londres :
Aucune opération en Israël n’est « minable »…
Sur le document
Commentaire manuscrit de H.P., Service Juridique
Le Cdt Aaronson a signé un engagement ordinaire de conservation du secret aux dates indiquées dans Personal Record SCF 1 &2.
« Malgré un certain talent littéraire, le sujet est enclin à l’imagination. Risques modérés. »
Classement proposé : confidentiel.
Élargissement de la liste d’habilitation : inopportun.
- Extrait
*
Mon nom est Mordehaï Aaronson. Je suis né à Berditcheff, en Ukraine, au cours de l’hiver 1918. Mon père, Isaac, était imprimeur en ville, et il avait bonne renommée, même parmi les gentils, bien qu’il ait consacré le plus clair de son temps à l’édition de textes traditionnels. Au cours de mon enfance, cette activité devint pratiquement clandestine.
Je le voyais souvent passer du temps à négocier avec un savant réel ou supposé le prix de la correction des épreuves d’un médiocre traité en yiddish, ou plus rarement, en hébreu. Je me souviens avec émotion du ton de sa voix, et des trésors de compassion qu’il déployait pour ménager la vanité de ses interlocuteurs.
Tu ne feras pas rougir ton prochain en public.
Sa foi en Dieu était immense, omniprésente, et totale sa confiance dans la vie.
Parfois pourtant, il me semble que de son enseignement, je n’ai retenu que le doute.
Ma mère était de santé fragile, et je crois qu’il lui arrivait de ployer sous la charge de ses cinq enfants.
Souvent, au retour de la Synagogue, mon père nous faisait venir dans la chambre où elle était alitée, et, sur la petite table qu’il avait préparée près du lit, elle allumait en notre présence les lumières du Shabbat. Mon père disait les bénédictions, puis nous allions prendre le repas dans la salle à manger, sans elle.
Quand les Allemands ont attaqué la Russie, j’avais 23 ans, et mon père nous envoya à Odessa, mon frère Moshé et moi. Nous étions équipés de faux papiers, qui nous désignaient comme marchands hongrois, et de vrais billets pour Alexandrie. Là, nous devions prendre contact avec notre oncle Elie Perets, qui faisait commerce de tissus et nous aiderait à gagner l’Angleterre.
Je fus stupéfait de m’apercevoir alors que depuis longtemps et dans le secret, mon père avait minutieusement prévu les détails de cette opération. Tout comme il avait prévu d’emmener ma mère et mes trois sœurs dans un village à l’est de Moscou, où nous avions des cousins. Je connaissais, et subissais parfois sa clairvoyance. Je n’avais jamais prêté attention à son talent d’organisateur.
Mais il fut surpris par la rapidité de l’avance allemande. J’appris après la guerre que, ramassés sur la route de Moscou, ils tombèrent tous les cinq sous les balles des Einsatzgruppen.
Compte tenu des circonstances, notre voyage fut rapide, et presque confortable. J’étais un jeune homme solide, avide de voir le monde. La mer m’enthousiasma.
Nous arrivâmes à Londres au début d’août 1941. Je me rendis à l’adresse d’un éditeur anglais que mon père m’avait fait apprendre par cœur. Il nous accueillit sans effusion, et nous comprîmes qu’il ne pouvait pas nous héberger tous les deux. Il fut décidé que Moshé, plus jeune que moi, mais que son expérience de l’imprimerie rendait utile, resterait là, tandis que je chercherais de mon côté une solution.
Resté seul, je me pris à regretter d’avoir toujours refusé de m’initier au métier paternel, et de lui avoir préféré le football et les bagarres avec les gentils…
Je ne me souviens pas comment je me retrouvai dans ce bureau de recrutement de Hampden Park, mais il m’arrive de revivre les longues heures d’interrogatoire qui furent nécessaires pour établir ma véritable identité, et, entre autres soupçons, écarter le risque que je fusse un agent bolchevique.
Le 9 octobre 1941, ayant satisfait aux épreuves, j’intégrai le 7e Royal Commandos du Somerset, en qualité de caporal. J’étais le seul juif de ma compagnie.
*
J’avais appris l’existence d’une petite ville de Pologne nommée Oswiecim par mon frère Moshé, qui fréquentait des intellectuels sionistes et se tenait informé. Je refusai de croire ce qu’il m’en disait. Lui-même manquait de conviction. Notre éloignement, notre impuissance, notre angoisse nourrissaient notre incrédulité. De telles choses ne pouvaient pas arriver.
Pourtant, alors que je poursuivais un entraînement impitoyable, les informations et les dizaines de documents clandestins ou officiels que Moshé rassemblait dans sa chambre de Haymarket devenaient insoutenables, indiscutables : les juifs de toute l’Europe étaient transportés là, par centaines de trains, hommes, femmes, vieillards, enfants, et massacrés sans pitié jusqu’au dernier !
Auschwitz. La ville avait maintenant pour moi un nom allemand. Un nom qui chaque jour s’alourdissait d’horreur muette.
*
Je ne participai à aucune opération avant janvier 1944. On envoya alors mon groupe se saisir d’une machine de codage Enigma, dans un Q.G. allemand en Yougoslavie. Dans la neige épaisse, je tuai de mes mains un homme, pour la première fois.
Puis, je pris part à quelques-unes des opérations qui préludèrent au débarquement, en France occupée surtout. À chaque fois, même au cœur de l’action, je ne cessai pas d’éprouver une sorte de dégoût de la violence, accompagné d’une sourde angoisse. Mais je n’hésitai jamais à supprimer la vie d’un soldat allemand.
La nuit du 5 au 6 juin 1944, je fus aéroporté en Normandie, pour m’emparer d’un pont sur la Douve. Je portais des galons de Capitaine. L’opération fut un succès complet. Je reçus ma première citation.
*
L’idée, Je crois que je l’avais conçue dès l’été 1943.
C’était alors une pure rêverie, que je n’aurais pas même osé partager avec mon frère Moshé.
Cependant, dès cette époque, je commençai à imaginer, presque machinalement, les détails techniques de l’opération, le matériel, les effectifs, la logistique.
Les difficultés, naturellement, étaient innombrables. J’avais mentalement combiné toutes sortes de solutions plus ou moins satisfaisantes à la plupart d’entre elles, mais la principale me semblait absolument insurmontable: comment tenir un périmètre aussi vaste, au cœur du territoire ennemi, loin de toute base, sans la moindre possibilité d’obtenir du renfort, pendant le temps nécessaire à l’Armée Rouge, éventuellement victorieuse, pour arriver jusqu’au camp, c’est-à-dire des semaines, peut-être des mois ?
Du reste, la première difficulté n’était pas du tout de nature militaire ! Comment convaincre le commandement allié, engagé partout dans des batailles vitales, de sacrifier hommes et moyens à un objectif insensé, et par surcroît dépourvu de tout intérêt stratégiqueÊ ?
*
Une nuit de printemps, nous étions entassés dans un abri sous un violent bombardement allemand. Moshé me raconta le ghetto de Varsovie insurgé.
*
Le 5 juillet 1944, je fus reçu par Sir Winston Churchill, qui prenait à Chartwell quelques jours de repos. Le soleil déclinait sur le grand parc boisé. Un peu tremblant, je l’accompagnai dans son bureau. Je remarquai que c’était la seule pièce dont les poutres fussent apparentes. Je ne sais pourquoi, elle me rappelait notre maison de Berditcheff. Les murs en étaient tapissés de ces livres anglais aux reliures de cuir rouge et bleu.
Je lui tendis la lettre de recommandation que m’avait donnée le Pr. Weizman, par l’entremise de Moshé. Il la lut en silence.
— J’ai entendu parler de vous, capitaine. Et je sais que vous vous êtes battu courageusement. On dit également que vous savez épargner la vie des hommes.
— Je m’y efforce Monsieur le Premier Ministre
— Quant à votre projet, j’avoue que je ne sais comment le qualifier. C’est tout simplement une folie ! Sachez que je ne vous reçois que par amitié pour Monsieur Weizman, et que vous ne me convaincrez pas de consacrer un seul homme ou un seul fusil à une aventure aussi déraisonnableÊ!..
*
Le bureau qu’on me donna au P.C. des plans de guerre de Brixton était minuscule, sans fenêtre. Il semblait entendu à presque tous mes interlocuteurs que la mission dont j’étais chargé ne devait donner lieu à aucun commencement de réalisation.
Sans illusion ni amertume, et conscient que l’ordre finalement griffonné par le Premier ministre avait été assorti de toutes sortes de restrictions quant à son application, je me mis au travail.
À cette improbable opération, on donna, sur ma suggestion, le nom de code Ioshua, « le sauveur ».
Je souhaitais un commandant énergique et expérimenté. On m’affecta le lieutenant-colonel Hopkins, qui se remettait de blessures reçues en Birmanie. J’avais fixé à 1150 les effectifs en hommes. On m’en donna tout d’abord 90, dont 37 seulement avaient subi un entraînement convenable. Je voulais des mortiers, des mitrailleuses lourdes, des armes anti-aériennes légères, des véhicules aéroportables. On amputa mes demandes des deux tiers.
Dans une fièvre et un enthousiasme dont je ne me savais pas vraiment capable, je surmontai un à un tous les obstacles. J’étais devenu la hantise des officiers d’état-major, qui furent bientôt prêts à m’accorder tout ce que je demandais pourvu que je leur fiche la paix !
Le 5 janvier 1945, l’opération Ioshua était prête. Le jour J avait été fixé au 18. Le 10, je retournai voir Churchill.
Il ne chercha pas à cacher son étonnement devant le déploiement d’énergie dont témoignaient les plans que je lui soumis.
Il ne réfléchit que quelques minutes et dit :
— Allez-y !
Deux jours avant le départ, le colonel Herzog, qui avait suivi et conseillé nos préparatifs, et qui deviendrait bien plus tard le président de l’État d’Israël, m’appela à Brixton. Il tenait des renseignements de l’armée une information qui me concernait directement. Les 100e et 107e divisions de la 60e armée du premier front d’Ukraine quittaient la tête de pont établie à Baranów sur la rive occidentale de la Vistule, que les Russes avaient renforcée sans relâche depuis le mois de novembre, et fonçaient vers l’ouest en direction de Cracovie. Auschwitz allait se trouver sur la ligne de front.
Je ne réfléchis pas plus d’une seconde :
— On y va quand même!
— Bonne chance Aaronson!
— Merci mon colonel.
*
Les 983 hommes réunis dans la salle de briefing étaient tous volontaires. Des juifs de toute l’Europe en composaient la majorité. Il y avait là six médecins, des infirmiers, deux rabbins, dont un réformé, et un prêtre catholique hongrois. L’entraînement avait été un peu bref, mais mené intensivement jusqu’à la dernière minute, et ils avaient de l’allure, dans leurs uniformes de drap anglais. Ces mille regards, ils brûlent dans ma mémoire comme une immense et divine flamme.
Tous attendaient nerveusement d’enfin connaître leur objectif.
Je dévoilai la carte de l’Europe. Au centre, la Pologne. Les murmures cessèrent. Hopkins prit la parole:
— Messieurs, vous devez savoir que notre mission n’aura pratiquement pas d’effet sur l’issue de cette guerre. Elle est la plus difficile qu’un militaire puisse envisager. Je dirais presque qu’il est impossible de la réussir. Pourtant, c’est aussi la plus haute et la plus noble mission qui fût jamais confiée à des hommes au cours de cette guerre et même des autres.
Sa voix, plus forte, sembla près de se briser lorsqu’il termina, en détachant bien les mots:
— Messieurs, vous allez sauter sur le camp de prisonniers civils d’Auschwitz, en Pologne occupée, vous organiserez les secours aux détenus qui ne sont pas en état de se battre, vous armerez et encadrerez ceux qui peuvent tenir une arme, et vous tiendrez jusqu’à ce que la 60ème armée soviétique du front d’Ukraine vous relève.
Je ne pensais plus à rien. Je m’efforçais de faire taire la sourde et envahissante inquiétude qui montait en moi depuis des semaines. La salle s’emplit d’une sorte de clameur où se mêlaient l’enthousiasme et peut-être la protestation. Je ne l’entendais pas. J’écoutais mon père répéter « Adonaï Tsevaot chemo « .
Hopkins, sur ma demande, ajouta simplement cet ordre bref:
— L’ennemi que vous affronterez lors du premier assaut n’est pas un ennemi ordinaire. Sa valeur militaire est faible, mais c’est une bande d’assassins sans loi. Vous ne ferez pas de quartier!
Mon Dieu, j’étais jeune, et plein de force alors!
Sur le petit aérodrome, alors que le soleil déclinait sur la plaine du Pô, dix huit C47 et 33 planeurs attendaient pour embarquer hommes et matériels. Je n’étais pas trop mécontent de mes résultats. Nous avions ce qu’il nous fallait, à peu de choses près. La neige avait cessé, les conditions météo étaient parfaites, et les bombardements prévus cette nuit là sur le sud de l’Allemagne feraient une diversion suffisante, car la chasse allemande n’existait déjà pratiquement plus.
Silence radio.
Sans aucun incident, nous survolâmes les Alpes et l’Autriche, Puis Poznan, Wroclaw, Cracovie.
A 4 heures 30, nous étions en vue de la zone de regroupement, une lande désolée que nous avaient révélée les photos aériennes soviétiques. En un instant, mille corolles blanches emplirent le ciel gris sale de Silésie. Nos appareils continuèrent, pour se poser dans un lieu convenu derrière les lignes soviétiques.
Nous nous trouvions entre Kety et Biala, à environ 6 kilomètres de la ville. Trois hommes se tuèrent en atterrissant et dix neuf autres furent blessés, mais les planeurs se posèrent sans difficulté, et nous réussîmes à rassembler nos quatre groupes de combat. Nous n’avions pas été repérés. Par qui l’aurions nous été ?
Les deux premiers groupes devaient prendre position aux abords du camp principal, et se préparer à l’assaut de l’ancienne caserne polonaise. Les deux autres devraient s’occuper de Birkenau , qui contenait, sur une très vaste étendue à peine fortifiée, les installations d’extermination.
Dans la plaine polonaise, blanche d’une fine gelée, rien ne s’opposa à une progression rapide.
Dès l’atterrissage, une odeur terrifiante nous saisit, qui croissait sans cesse au fur et à mesure que nous approchions du camp. Certains d’entre nous connaissaient l’origine de cette odeur.
La zone entière était désertée, désolée. Je savais que les Allemands avaient interdit un immense périmètre autour du camp, et nous ne croisâmes pas âme qui vive.
J’entrai le premier dans Birkenau, ou régnait un mortel silence. Je franchis la porte massive traversée par la voie ferrée. Je marchai le long de la rampe, et vis la petite cabane de bois où, je l’appris plus tard, se tenait le « médecin » S.S. chargé des sélections. Puis les baraques, de bois ou de briques, une à une, d’où nous commencions à percevoir des plaintes, des plaintes humaines.
Aucune résistance ne se manifesta.
Les hommes de mon groupe, en alerte, se répandirent dans le camp.
Il était presque vide.
Mais ce qui restait, qu’on me pardonne, je n’ai aucun mot pour le décrire.
Je crois à présent qu’il y a deux catégories d’hommes. Ceux qui ont vu ce que j’ai vu, et les autres. Ceux qui ont vu une montagne de cadavres, des milliers et des milliers de cadavres humains.
Certains de mes hommes se mirent à vomir, à hurler, à gémir, à prier… La plupart, comme moi-même, restèrent simplement muets, hébétés, incrédules.
Il restait pourtant des détenus vivants. Plus tard, les Russes en dénombrèrent environ 7000.
Des hommes? des femmes? il était impossible, je vous l’assure, de les distinguer. Certains parlaient, pleuraient, racontaient. Mais la plupart nous fixaient avec des yeux immenses et vides, et des regards indifférents. En quelques heures, des centaines moururent, dont beaucoup des soins inexpérimentés de mes hommes. Nos médecins comprirent vite qu’il ne fallait pas nourrir ces êtres qui étaient presque devenus des esprits. Qui n’étaient plus que des âmes souffrantes dans des corps délités et meurtris.
Par bribes, nous pûmes reconstituer à peu près les derniers jours de la vie du camp.
Il avait été évacué, la veille, le 17 janvier. Une immense colonne, partie à pied vers le cœur du Reich en déroute. Un innommable calvaire. Des S.S. étaient restés jusque tard dans l’après-midi, tuant tout ce qui pouvait être tué. Puis ils étaient partis, abandonnant leur œuvre inachevée, leur nef des fous en perdition. On m’a dit qu’ils avaient eu le projet de faire sauter toutes les baraques. Mais ils ne détruisirent que les crématoires.
Des 35 magasins, qui formaient ce qu’on appelait « le Canada », ils avaient vidé et incendié 29. Dans les 6 qui restaient, les Russes comptèrent et recomptèrent. 300 000 costumes, 800 000 manteaux et robes de femme, 5000 paires de chaussures, des dizaines de milliers d’objets de toute sorte.
Un camp vide, voilà ce que nous avions libéré.
Le septième cercle de l’enfer avait été, lui aussi, déporté.
Les Russes arrivèrent au camp 5 jours plus tard, le 23 janvier. Immédiatement, mes hommes et moi fûmes consignés dans un cantonnement séparé, et tout contact avec des soldats ou des officiers de l’Armée Rouge nous furent strictement interdits.
Hopkins et moi eûmes chacun séparément trois brefs entretiens avec un capitaine du NKVD. Courtois, sans plus, il ne sembla pas s’intéresser aux détails de l’opération, comme s’il les avait parfaitement connus. Le dernier entretien fut seulement consacré à nous informer des conditions de notre rapatriement.
On me montra un document signé du chef d’état-major d’Eisenhower, qui portait en caractères soulignés que chaque officier et chaque soldat de notre groupe devait s’engager sous peine de cour martiale à n’avoir de contact d’aucune sorte avec aucun militaire ni aucun civil, quelle que soit sa nationalité ou son camp avant notre retour en Angleterre.
Nous restâmes en Pologne un peu plus de deux semaines
Nous n’avions pas encore bu le fond de la coupe d’amertume.
Au dessus du Reich en ruines, six gros Tupolev nous ramenèrent dans le plus grand secret sur un aéroport proche de Birmingham.
Est-il utile de le dire? Ce n’est pas en héros que nous fûmes accueillis.
Un détachement de police militaire encadrait une quarantaine de camions qui dispersèrent les membres du commando dans des camps et des casernes dont j’ignore encore aujourd’hui le nom et l’emplacement.
Hopkins et moi fûmes amenés à Brixton. Il n’y eut pas de débriefing, pas de rapport, pas d’interrogatoire. Je compris, petit à petit, qu’on avait décidé pour moi d’une longue quarantaine.
Presque chaque semaine, je signais un nouvel engagement de garder le silence, dans l’intérêt de l’armée, de la Reine, de la Nation, de l’empire, de la sécurité des opérations en cours en Europe (où la guerre était pourtant pratiquement achevée) et je ne sais quoi d’autre encore. Les menaces étaient à peine voilées. Des menaces de mort.
Après des mois d’isolement oisif, je fus finalement démobilisé en septembre 1947. On me rappela une nouvelle fois que les engagements que j’avais pris en tant que soldat s’imposaient avec plus de force encore au civil que j’allais devenir.
L’Histoire doit retenir que ce sont les Russes qui ont libéré Auschwitz.
A vos ordres.
La description de la période de dépression qui suivit, et qui dura presque jusqu’à mon mariage en 1956 n’a pas sa place ici.
Comme je l’ai dit, la nouvelle de la mort de mes parents et de mes sœurs, sans sépulture dans la plaine russe, me fût en outre connue peu après ma démobilisation. Le Colonel Hopkins fut promu Brigadier général et aussitôt mis à la retraite. Il mourût en 1949, sans avoir, que je sache, parlé à quiconque.
Quant à moi, j’émigrai en Israël en 1957, quelque temps après l’affaire de Suez. Je vis aujourd’hui dans la banlieue de Haïfa, avec ma femme Sarah et mes quatre enfants.
Jusqu’à aujourd’hui, ce déplorable fiasco a été tenu strictement secret. Les survivants de cette mission terrible sont peu nombreux, et je crains que les historiens n’en trouvent la trace dans aucune archive, si secrète qu’elle soit.
Cet épisode de ma vie me poursuit sans cesse. Je pense qu’on me fera la faveur d’un peu de compréhension pour cette hantise, mais peut-être se demandera-t-on pourquoi je me crois responsable d’un échec, qui tient surtout à une insuffisance d’information, que personne n’eût pu combler, et aux hasards de la guerre, auxquels tous furent soumis, pour la chance ou l’infortune, pour la vie ou la mort.
C’est que, dans mon récit, j’ai omis de rapporter un épisode étrange qui prît place vers la mi-août 1944, alors que je me débattais dans les méandres de l’administration militaire alliée.
L’opération avec tout ce qui la concernait de près ou de loin, fut classée secret militaire. Il m’était donc absolument impossible d’en parler à qui que ce soit qui n’eût une habilitation de haut niveau.
Je m’autorisai pourtant à en dire quelques mots à mon frère Moshé, dans les circonstances que voici.
Je lui rendis visite, un soir, dans son petit logement de Haymarket. Un vieil homme se trouvait là, vêtu d’un habit noir et le visage mangé par une barbe douteuse. Il me sembla d’abord que ses cheveux étaient gris, mais je me rendis compte ensuite qu’ils étaient couverts de cendre, comme sa barbe. Moshé me présenta Reb Eliezer Pozner, venu de Pologne, qu’il hébergeait pour quelques semaines, à la demande d’une association de secours juif. Un peu embarrassé, il m’expliqua que l’homme, très observant, se soumettait aux rites de mortification qui sont prescrits pour le jeûne de Tischa beAv. Reb Eliezer revenait de la synagogue où il avait toute la journée pleuré la perte d’un temple détruit il y a deux mille ans.
Avec une pointe de nostalgie ou peut-être de repentir, je pensai que je n’avais plus jeûné à cette occasion, ni à aucune autre, depuis notre départ d’Ukraine.
Je proposai à Moshé de sortir faire quelques pas mais il me rassura: Reb Eliezer ne comprenait pas l’anglais.
Je me déchargeai alors de mes lourds soucis sur mon frère, en préservant autant que possible les détails les plus délicats. Moshé comprit seulement qu’il s’agissait de secourir des juifs détenus par les nazis quelque part sur le continent occupé. Je m’attardai davantage sur les obstacles et les difficultés qui m’accablaient parfois jusqu’au désespoir.
Lorsque j’eus fini, Moshé me félicita et m’encouragea de toutes les manières possibles. Comme il admirait mon courage et ma ténacité! Comme il aurait voulu être capable de rendre à la cause juive de tels services!.. Puis un silence s’établit, troublé par le léger murmure, si familier à nos oreilles, des prières venues des lèvres de Reb Eliezer.
Moshé et moi cessâmes de nous regarder, et le silence se prolongea. Je ne pouvais plus rien dire, et Moshé n’osait plus m’interroger.
Reb Eliezer, lui aussi, avait interrompu ses prières.
C’est alors qu’il s’adressa à moi, en Yiddish.
— La fin des temps, elle est proche, comment en douter?… Mais qui peut dire si ce sera dans cent ans, ou demain matin? C’est pourquoi il faut que tu te tiennes prêt…
Un peu surpris, je ne trouvai rien à dire. Il poursuivit.
— A la fin des temps, à la fin de notre exil, les souffrances d’Israël atteindront à un paroxysme, tant et si bien que les juifs exécreront leur vie et demanderont aux montagnes de les recouvrir, et aux collines de les ensevelir, en raison des grandes souffrances qui les environneront de toutes parts… et la douleur croîtra à un tel point que les pères ne se tourneront plus vers leurs fils, et que celui qui aura trouvé pour lui même un butin sera appelé héros et vainqueur…
L’homme s’interrompit. Il paraissait chercher ses mots. Ou plutôt, il ressemblait à quelqu’un qui écoute une voix, attentif à retenir chaque parole, avant de la répéter.
— Ce que tu vas faire est inutile, mon garçon… Tu n’y laisseras pas la vie, mais tu verras les choses que j’ai dites, et tu ne pourras rien faire d’utile… rien du tout. Si tu es un combattant, si tu ne sais pas te consacrer à la Torah, alors, combats! Mais ce que tu veux faire, ne le fais pas. Aucun bien ne peut en résulter. Rav Oula a dit Que le messie vienne, mais que je ne le voie pas. et Rabba a dit de même.
Il se tût. Troublé, j’osai demander :
— Pourquoi ont-ils dit cela?
L’homme ne répondit pas tout de suite.
— C’est qu’ils craignaient d’être les témoins de la souffrance qui emplira le monde… Et toi, tu veux y jeter ta force et ta jeunesse.
Très vite, je pris congé. Dès le lendemain, je replongeai dans mon projet insensé, m’abrutissant de travail, et m’efforçant d’ignorer le puissant avertissement que j’avais reçu.
Aujourd’hui bien sûr, je repense souvent à ces paroles inquiètes. Cependant, curieusement, ce n’est pas alors un verset de la Torah ou du Talmud qui me hante, mais cette sentence brahmanique, découverte bien plus tard:
Qu’est-ce que le mal? Le mal est ce qui est fait en vue d’un bien de ce monde.
Fin
Top secret déclassifié en confidentiel le 13/11/75.